L'Europe et la place des langues : Grégoire POLET, Laurent GAUDÉ, BESSORA
Cinq ou six ans, c'est toujours mieux que de pourrir ici. Peut-être que tu vas mourir avant le bout de ta route, mais si tu restes ici, tu seras mort bien plus tôt. Tu ne sais jamais ce que te réserve le voyage. Mais tu peux être sûr de ce qui t'attend si tu ne pars pas: rien.
J'ai six jours quand, pour la première fois, Abigail entend mon cri. Elle abandonne sa cueillette, retrousse ses jupes pour courir à l'endroit d'où vient le hurlement, court à perdre haleine en direction du tumulte et, enfin, en découvre la source : un nourrisson planté au cœur d'un énorme couffin, du moins ce qu'il en reste. Arrivée par le fleuve, cette poubelle navigable rassemble une loutre, un oisillon mort, des restes de langes végétaux, une pâte de selles mêlées d'urine, l'enfant et une fleur puante, qui se love dans son cou.
Le premier transport d'Abigail est de dégoût.
Je suis une chose qui n'a pas de nom.
Ma mère a treize ou quatorze ans le jour de sa mort et de ma naissance. Boutonneuse, les cheveux rouges, les yeux jaunes, elle ne m'a pas voulue. J'ai germé à son corps défendant.
(Incipit)
Prise de vertiges, ma mère s'active quand même, à cueillir des fleurs par poignées, à me frotter avec pour me laver. Ignorant quoi faire, elle scrute le narcisse penché sur moi comme s'il avait des réponses,ou pouvait contenir les attentions maternelles qu'elle ne peut pas me donner. Sa tendresse est baîllonnée. Elle avise le caillou sur lequel elle s'est appuyée, assez gros pour m'écraser la tête. Le plus simple, pense-t-elle avec effroi. Le ciel aussi s'horrifie. Ses nuages noircissent, une pluie brève s'abat sur la fleur qu'elle jurerait entendre murmurer : renonce au meurtre de l'enfant.
Je vivrai, c'est la sentence finale.
Au fil des jours, nous soignâmes nos plantules, notre complicité grandissait. Mon ennemie intérieure , la rotule était toujours déterminée à retourner en Cornouailles. Mes genou se disloquaient de temps à autre : mes facultés d'adaptation à la servitude et au nouveau monde les révulsaient. Si seulement ils avaient pu infléchir la course du bâteau,, contrecarrer l'océan !
L'Europe était très agée et malade de ses guerres. On s'y massacrait à longueur de temps pour des histoires de terres, de royaumes, de successions. Des promesses de gloire qui n'étaient jamais tenues. On voulait quand même y croire. Alors on ne se laissait jamais le temps d'en guérir, les plaies ne se refermaient pas. Si ce n'était les guerres, c'était les maladies. Alors on se referait une jeunesse et une santé dans de nouveaux mondes : Nouvelle-Angleterre, Nouvelle-France, Nouvelle-Suède, Nouvelle-Hollande, Nouvelle-Écosse.
Il y a des gens que l'on peut attendre toute sa vie.
Non, merci, elles ne descendront pas fêter la naissance du Christ. Non, inutile de leur monter quelque chose, elles n'ont pas faim. Déconcerté, James se retire avec l'impression bizarre que tout se modifie autour de lui. C'est bien la même cheminée, les mêmes personnes, la même maison... Mais quelque chose est en train de changer. Est-ce son regard ? Ses yeux qui ne voient plus la même façon ? Son nez qui ne sent plus pareil ? Ou alors, le monde change ? Jamais en tout cas il n'avait soupçonné l'affliction qu'il vient de voir. Elle avait une drôle d'odeur, elle puait la terre, l'herbe mouillée et le liquide amniotique. Il n'a plus faim.
Son père et lui ne partageaient pas la passion des singes, Jean-Marie n'en avait jamais chassé et ne comptait pas rajouter le gorille à ses trophées. Trop proches de nous, disait-il. Il en voulait pour preuve cette croyance selon laquelle les Nginas, nom donné au gorille par les indigènes, seraient les hôtes d'esprits défunts. La crédulité de son père l'étonnait, mais il ne l'en blâmait pas.
Demain la terrifiait. Et demain était entré dans son ventre, et demain allait bientôt sortir de son ventre pour lui sauter au visage. Elle n'aurait eu que neuf mois pour se préparer à accoucher d'une existence quand il lui avait fallu dix-sept ans pour se réconcilier avec la sienne. Enfin... se réconcilier... c'était beaucoup dire, au bout du compte.
Des mois que j'attends à Gao. Le voyage, c'est vraiment dur. A Abidjan, à Bamako, à Gao, on voit des touristes. Des Américains, des Français, des gens contents qui font le tour de l'Afrique à vélo. Est-ce qu'on leur a demandé, à eux, une inscription au registre du Commerce authentifiée au Greffe du Tribunal de 1e Instance de Paris, un "compte contribuable", une licence d'importation, des relevés bancaires ou postaux, des preuves de domicile, et leurs dernières factures prouvant des achats de nature commerciale en Côte d'Ivoire ou au Mali ?
Nous, on nous demande. On met des barrières, paf, paf, paf. Des barbelés à Ceuta et Melilla, pif paf, pof, des chiens renifleurs de clandestins, pouf, pouf, pouf, des miradors. Nous, on ne peut pas aller. Alors chercher du travail pour se payer un voyage en voiture, en bateau et à pied. Cinq fois plus cher qu'un billet d'avion. Je suis fatigué. Je deviens fou. Mais puisque je ne suis pas mort, je finirai bien par sortir du Mali.