Par l'autrice & Louise Hakim
Rue du Château des Rentiers, 13e arrondissement de Paris : c'est là que se trouve une tour impersonnelle et peuplée d'habitants tout sauf riches. Là vivaient les grands-parents de la narratrice, Juifs originaires d'Europe centrale, et leur phalanstère, point de départ d'une réflexion superbement libre sur la beauté de ceux qu'on nomme les « vieux » et sur le fait de vieillir soi-même. Ce récit, en forme de déambulation toute personnelle, est à l'image de son autrice : aussi drôle, lumineux que surprenant.
À lire Agnès Desarthe, le Château des Rentiers, L'Olivier, 2023.
Lumière : Patrick Clitus
Son : William Lopez
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Claire Jarlan
+ Lire la suite
Je me demande à quel moment j'ai compris qu'il fallait faire beaucoup plus d'efforts qu'auparavant pour continuer à vivre. Simplement à vivre. Je m'étais toujours figuré, je ne sais pourquoi, que l'existence avait la forme d'une montagne. L'enfance, l'adolescence et le début de l'âge adulte correspondaient à la montée. Ensuite, arrivé à quarante ou cinquante ans, la descente s'amorçait, une descente vertigineuse, bien entendu, vers la mort. Cette idée, assez commune je crois, est fausse. Je le découvre un peu plus précisément chaque jour. C'est par la descente qu'on commence, en roue libre, sans effort. On dispose de tout son temps pour contempler le paysage et se réjouir des parfums - c'est pourquoi les odeurs d'enfance sont si tenaces.
Ce n'est que plus tard que la véritable côte nous apparaît, et l'on met bien du temps à la reconnaître pour ce qu'elle est : une pénible ascension qui a la même issue que la folle pente sur laquelle on s'imaginait projeté à pleine vitesse.
Comme c'est étrange, cet homme de soixante-dix ans qui parle de sa mère, ai-je pensé. Je croyais, à l'époque, que les parents disparaissaient simplement de votre vie à la fin de l'adolescence, qu'ils se dissolvaient dans vos souvenirs aux côtés des maîtresses d'école et des amoureux de maternelle. J'ignorais qu'en réalité on porte nos parents en nous jusqu'à la tombe.
C'est quoi d'ailleurs l'amour...
C'est quand on pense à l'autre en souriant
Je m'étais toujours figuré, je ne sais pourquoi, que l'existence avait la forme d'une montagne. L'enfance, l'adolescence et le début de l'âge adulte correspondaient à la montée. Ensuite, arrivé à quarante ou cinquante ans, la descente s'amorçait, une descente vertigineuse, bien entendu, vers la mort.
Les vivants continuent d’être avec les vivants. Les morts nous ont quittés, ils sont avec les morts. Mais ce n’est pas si simple. Les morts, à leur manière, sont aussi avec nous. Ils nous parlent, ils nous taquinent en visitant nos songes, ils apparaissent sous les traits, si ressemblants, d’un inconnu croisé dans le bus, ils se manifestent.
Que lui répondaient ses parents quand elle se plaignait de l'ennui, ou qu'elle était d'humeur maussade à cause d'un chagrin d'amour ? Ils ne lui disaient pas : « On te comprend, ma fille, on est passés par là, nous aussi », ou bien : « Nous t'avons pris rendez-vous chez le meilleur psychologue du quartier. » Ils ne disaient rien. Et, d'ailleurs, ma mère ne se plaignait pas. Elle songeait que ses parents avaient vécu l'exil, la misère et la guerre - et elle ? Rien.
Elle n'avait besoin de rien. Elle aurait vécu parfaitement heureuse dans une roulotte, même sans eau, même sans électricité. Moins il y avait d'objets, plus la vie était facile. Moins il y avait de gens, plus elle était simple. Le vertige du dénuement lui procurait un genre d'extase bien particulier, comme un état semi-comateux, entre la vie et la mort, mais dans la vie quand même. Ainsi, au loin, à l'écart, sans besoins et sans soucis, elle acceptait d'exister, de perpétuer le rail sacré des jours.
Moi,je collabore à un site très confidentiel dont le nom désuet me plaît beaucoup : "Oiseaux de nos campagnes ".C’est joli,non ? Ça me rappelle les images que la maîtresse nous distribuait au bout de dix bons points quand on était sages.C’est sans doute là qu’est née ma vocation,dans le face-à-face ensommeillé d’un samedi matin glorieux avec une bergeronnette grise,un gros-bec casse-noyaux,un cincle plongeur,joliment peints sur le papier mat ivoire à l’odeur mélancolique de buvard.
Suis-je une menteuse? Oui, car au banquier, j'ai dit que j'avais fait l'école hôtelière et un stage de dix-huit mois dans les cuisines du Ritz.Je lui ai montré les diplômes et les contrats que j'avais fabriqué la veille. J'ai aussi brandi un BTS de gestion, un très joli faux. J'aime vivre dangereusement. C'est ce qui m'a perdue, autrefois, c'est ce qui me fait gagner aujourd'hui. Le banquier n'y a vu que du feu. Il a accordé l'emprunt. Je l'ai remercié sans trembler. La visite médicale? Pas de problème. Mon sang, mon précieux sang est propre, tout propre, comme si je n'avais rien vécu.
Suis-je une menteuse? Non, car tout ce que je prétends savoir faire, je sais le faire.
L'intolérance des gens, leur conformisme, c'est là qu'est le crime, si vous voulez mon avis.