Devenue orpheline très tôt, Zorrie cherche sa place dans le monde. Élevée par sa tante, elle apprend qu'il n'existe qu'une vertu : le travail. Ainsi, Zorrie trouve un emploi dans une usine d'horloges à Ottawa, aux côtés des « filles fantômes », ces ouvrières luisantes de radium. Malgré cette parenthèse enchantée, l'appel de sa campagne natale est plus fort que tout. de retour dans l'Indiana, elle rencontre Harold, qui deviendra son mari, et se dédie avec lui au travail de la terre.
Dans ce court roman Laird Hunt parvient à faire tenir toute une existence : une vie simple menée dans une dignité discrète, ballottée au gré des saisons et bouleversée par les convulsions qui ont agité le vingtième siècle.
À la façon de Flaubert dans Un coeur simple, Laird Hunt offre le portrait saisissant d'une femme ordinaire, à un moment pivot de l'histoire américaine. Avec justesse et poésie, Zorrie raconte de manière magistrale la cruauté et la beauté du quotidien dans une Amérique en pleine transformation.
« Zorrie » de Laird Hunt
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut
Parution : 11 janvier 2024
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Il régnait, dansant sur la moindre brise qui soufflait dans notre direction, une puanteur digne d'un vieux livre de contes. Des hommes portant sur eux leur propre brise ignoble circulaient dans tous les sens.
Il [le colonel] avait l'air un peu plus gris et majestueux que ce matin passé ensemble dans les bois, mais sans doute était-ce le gris majestueux de l'après-midi qui se posait sur lui. Le climat peut faire toutes sortes de choses à un homme. Le faire ressembler à une braise calcinée, à une colonne de glace ou à un tas de pudding au tapioca trop longtemps laissé au soleil.
J'étais plus d'une fois, sortie debout de la bataille, aussi avais-je une idée assez précise de ce qui gisait à côté de moi cette nuit-là, à griffer l'air. Les fantômes de ceux qui venaient de mourir et qui d'en haut se riaient de ce qui jonchait le sol, tailladé, brûlé, brisé et pourtant toujours conscient.
"Et vous, qu'est-ce qui vous surprend, soldat? me demanda-t-il.
- Mon colonel?
- Je vous ai demandé ce qui, dans ce vaste monde de guerre et de tonnerre, vous surprend."
La réponse me vint très vite, mais je réfléchis quand même une longue minute ou deux avant de la donner.
"Tout, mon colonel."
Dans le rêve que j'en fais, il n'y a pas de lune et pas d'étoiles, et je suis perdue dans une foule qui porte des torches pour enflammer le monde. La voix de ma mère et je ne peux pas l'atteindre. La voix de ma mère plus loin, ou moi plus loin d'elle, tandis que la foule s'approche inexorablement. Ils se changent en géants et mes coups s'abattent en pluie sur leurs jambes de géants.
"Constance", me lance ma mère dans mon rêve. Sa voix est aussi mince qu'un bout de papier prêt à s'enflammer au contact d'une torche. "Constance, viens, monte à côté de moi". Mais dans mon rêve, je tourne le dos à ma mère et je m'enfuis.
Voilà qui donnait à réfléchir. La possibilité de tirer sur un homme qui vous regarde et que vous regardez mais sans jamais voir son visage.
De loin, l'abri, avec sa porte qui baillait, à moitié dégondée, semblait ouvrir sur des ténèbres capables, si vous y regardiez de trop près, de vous conduire jusqu'en des profondeurs d'où vous ne pourriez ressortir qu'au prix d'une âpre lutte.
« Tu ferais mieux de te mettre en route parce que je ne supporte plus de te voir alors que tu n'es déjà plus là, dit-il quand je m'approchai.
- Je ne suis pas encore partie, mon mari, dis-je.
- Constance est partie. »
Ses yeux étaient perdus dans le lointain, comme si son regard avait plus de mille kilomètres à traverser pour me trouver, alors même que je me tenais juste à côté de lui.
« Je suis là, chuchotai-je, me penchant tout près.
- Allez, ouste, à la guerre, Ash Thompson. »
Il dit : « Et moi je resterai là en gardien de notre absence de vie et de notre famille avortée.
- Mon mari.
- Allez, Ash, va-t'en maintenant. »
Il ne se passa pas grand-chose de plus lors de cette visite de ma mère et de mon père. Le matin de leur départ, pendant qu'ils se préparaient, je leur dis que j'étais navrée de les voir s'en aller, et que j'espérais que mon mari et moi pourrions leur rendre un de ces jours la délicate politesse qu'ils nous avaient faite. Mon père était près de moi quand je dis ces mots et il se tourna pour me dire que lui n'était pas navré. Que tout ce qu'il voyait dans cette superbe propriété, avec ses champs, ses demeures et ses porcs, était sombre, et qu'il y en avait encore à venir. Que je n'aurais jamais dû les quitter, qu'il n'y était pas pour rien, mais que, maintenant que c'était fait, je ne pourrais jamais plus revenir. Qu'il y avait des choses dans ce monde et dans l'autre qui commençaient sans qu'on pût jamais les arrêter.
"Je m'en vais demain et peut-être pour toujours, mère", dis-je.
Je le sais, répondit-elle.
"Je m'en vais, mère."
Je le sais.
"Je m'en vais d'ici."
Pour toujours ?
"N'est-ce pas ce que j'ai dit ?"
Tu as dit peut-être. C'est seulement si tu ne rentres pas que c'est pour toujours.