Aujourd’hui, on vous traîne au tribunal pour une phrase de travers, et si vous êtes peintre, pour un personnage de travers, c’est-à-dire un personnage qui n’apparaît pas dans les Écritures, fait quelque chose dont elles ne parlent pas ou le fait autrement. L’imagination elle-même est sous les verrous. Je ne me souviens pas très bien de tous ces débats, qui avaient peut-être à voir avec la théologie, mais peut-être aussi simplement avec le sens de la vie. Et je ne veux pas m’en souvenir, car mon Église les a condamnés
et je me suis incliné : nous avons brûlé tous les livres qui en rapportaient l’écho.
On était fin mai, peut-être le même jour qu’aujourd’hui où j’évoque ces souvenirs : je ne sais pas, je ne me suis jamais soucié de connaître ma position dans le temps. Je ne me souviens même pas de ma date de naissance. Ce qui compte, ce n’est pas où j’étais ni où je suis, mais où je serai dans cent, trois cents ans. Si je ne suis nulle part, j’aurai vécu une existence inutile et stérile de caillou. Le scandale en nous n’est pas la mort, mais l’éternité. Le vent balayait la lagune, notre reflet se fragmentait sur l’eau comme dans un miroir brisé. La gondole avait la même couleur menaçante et brillante qu’une carapace de scarabée. Tout devenait livide, et le ciel semblait se refermer sur nous. Mais je n’avais décelé aucun présage.
Exitus
La nuit est tombée. Le rideau est tiré, on a dû allumer, je perçois l’odeur de fumée et de cire, mais pas une lueur ne m’arrive de la clarté qui m’entoure. Les ténèbres ont englouti mon corps. J’ai beau savoir que je suis allongé, je ne me rencontre pas, j’ai beau sentir ma main, je ne la trouve pas. Je me suis perdu. Si tu es là, je ne te vois pas. Quelqu’un bouge dans la pièce, je capte ses gestes et jusqu’aux vibrations de sa pensée. Mais je sais que ce n’est pas toi. M’entends-tu ? Car c’est à toi que je m'adresse. Je t’ai appelé et t’appelle encore. Viens, je ne veux pas parler tout seul.
Je ne dors plus. Quinze jours ont passé depuis la dernière fois que le sommeil m’a visité, me transportant au pays où ce qui est perdu reste présent et où le futur est déjà accompli. J’ai commencé par ne plus rêver, je sombrais dans mes nuits comme une pierre dans un puits sans fond, puis j’ai cessé de dormir. Tout ce que j’ai vécu chatoie dans l’obscurité. Mes yeux pourtant se perdent dans le vide terrifiant qui aspire chaque chose. Tout est éteint, mais je suis encore cloué ici, seul avec ce que moi seul sais et garde en mémoire. Et que j’emporte avec moi.
(INCIPIT)
...l'amitié ne renaît pas, elle a besoin de temps pour s'enraciner, comme un arbre. Les vieux n'ont pas d'amis.
Venise brûle régulièrement. La ville d’eau meurt par le feu.
Venezia brucia regolarmente. La città d'acqua muore di fuoco.
Car l'art n'imite pas la nature, il la crée. La vérité et la beauté ne résident pas dans les choses, ni dans le monde, mais au fond de nous, dans cette partie cachée qu'on ne connaîtra jamais, mais à laquelle il faut laisser libre court. Peindre, peindre vraiment, pas pour satisfaire un client ni pour gagner son pain, c'est comme rêver. Tout est semblable au monde là-dehors, presque identique, mais sans l'être. C'est dans ce glissement que se trouvent la vérité et la beauté, ainsi que le sens de toute recherche et de toute représentation. Il faut réussir à rêver ses souvenirs. Voilà ce que signifie créer.
Mais un remède incertain était préférable à un mal certain. Les médecins ne comprenaient pas les causes de ce mal sans nom qui se propageait en ville depuis des mois : la volonté divine, l’influence néfaste des astres dans une conjonction défavorable, la sécheresse de l’année précédente qui avait tari les humeurs liquides du corps, l’empoisonnement des puits envahis d’eau salée pendant la dernière acqua alta, la corruption de l’air ou une piqûre d'insecte. Pour finir, tout ce qu’ils savaient faire était nous répéter ce que nous disaient déjà les prêtres : priez.
La persistance des choses et des lieux que nous avons aimés me donne l’illusion qu’en eux aussi persistera une part de nous.
(La persistenza delle cose e dei luoghi che abbiamo amato mi illude che qualcosa di noi persista in essi.)
On naît en un lieu et une époque dont on absorbe les idées et les habitudes avec l’air qu’on respire. On ne les discute pas. En un certain sens, on les subit, de toute façon, on les accepte.
On ne l'avait pas prévenu que dans ce pays il serait redevenu petit et impuissant_comme les bambins qui avant d'apprendre le nom des choses, pleurent, gesticulent sans pouvoir s'expliquer et hurlent sans pouvoir de quoi ils ont peur ou ce qui les fait souffrir. P 100