Je puis dire qu'à cette époque (et ce n'était sans doute pas bravoure) j'avais si peu le sentiment du péril que j'étais toujours prêt à me mettre en avant lorsqu'il y avait un danger à courir. Je voulais tout voir, tout expérimenter par moi-même : non-seulement la belle végétation qui se développe si majestueuse sur le sol des Philippines fixait mon attention, mais aussi les mœurs, les habitudes des naturels, si différentes de tout ce que j'avais vu jusqu'alors, excitaient à un haut degré ma curiosité.
Je serais heureux que cette page, écrite avec toute l'impartialité d'un observateur consciencieux, pût inspirer à mon lecteur une partie de l'admiration dont je suis pénétré par cette noble nation, et détruire les préventions qu'ont pu donner quelques fragments écrits par des voyageurs de passage, qui saisissent avec avidité une faute exceptionnelle, un abus inévitable dans une grande administration, sans se rendre compte de l'organisation toute paternelle qui gouverne un peuple encore dans l'enfance.
Quand je songe à la position dans laquelle je me trouvais, au milieu de l'océan soit-disant Pacifique, dans une frêle pirogue, ayant pour auxiliaires deux individus sans mouvement, deux crânes et un squelette d'Ajetas, je ne puis m'empêcher de supposer à mon lecteur la tentation assez naturelle de croire que je forge une histoire pour mon bon plaisir. Cependant, je ne raconte que l'exacte vérité, et, du reste, me croira qui voudra.
Il y aurait une grande étude à faire, une belle page à écrire sur la conquête des Philippines, et sur cette maxime sublime du conquérant disant à des peuples presque à l'état sauvage : "vous êtes mes enfants, mon dieu m'envoie vers vous : fiez-vous à moi. Je vous offre l'appui et l'indulgence qu'un père doit à la faible créature que la Providence lui a confiée.
Peut-être taxera t-on d'exagération ce que je dis des jouissances et des émotions telles que se composait ma vie à Jala-Jala. Je me renferme partout dans l'exacte vérité, et il me serait facile de citer bien des personnes prêtes à témoigner de la véracité de chacun de mes récits.
Tout prospérait autour de moi : mes indiens étaient heureux aussi et avaient pour moi un respect et une obéissance qui allaient presque jusqu'à l’idolâtrie.