Au moment où Mme Leroy, entra dans les salons, De Céry, qui venait de perdre encore, s'éloignait de la table de trente-et-quarante. Par prudence, il n'avait apporté qu'une centaine de louis, et avait laissé à l'hôtel, au fond de sa malle, la plus grande partie de ses capitaux. Mais résolu à se mesurer, de nouveau, avec la fortune, ennuyé de faire un second voyage à l'hôtel de Paris, il se mit en quête de trouver son ami Dorliac pour lui emprunter de l'argent. Celui-ci devait avoir le gousset bien garni, puisqu'il était l'ennemi juré du jeu et qu'il avait parié de quitter Monte Carlo sans lui payer le moindre tribut.
De Céry le chercha d'abord au milieu des curieux qui entourent les tables et empêchent les joueurs sérieux de s'en approcher; puis, ne l'ayant pas trouvé, il passa en revue les banquettes. Dorliac était toujours invisible. Fatigué du voyage, insouciant de la roulette, énervé par le bruissement des billets de banque, le son des pièces d'or, la voix des croupiers avec leur éternel : "Faites vos jeux, messieurs, rien ne va plus; rouge pair et couleur", était-il allé sagement se coucher ? De Céry commençait à le croire, et, renonçant à emprunter de l'argent à son ami, il s'apprêtait à faire un nouveau petit voyage à l'hôtel, lorsqu'il crut apercevoir celui qu'il cherchait au fond de la grande galerie, près de la cheminée.
Il s'approcha. C'était Dorliac. Oui, c'était bien Dorliac, assis sur une banquette, le chapeau entre les jambes , les bras pendants, la tête penchée sur la poitrine, tout le corps affaissé.
- Que faites-vous donc là ? demanda De Céry en le rejoignant. Songeriez-vous à dormir ici, à manquer de respect au temple de la Fortune ?
- Le temple de la Fortune ! répéta Dorliac.
Et son front se plissait, sa bouche souriait amèrement.
- Au fait, qu'avez-vous donc ? Pourquoi cette voix caverneuse, cet air funèbre ? Seriez-vous malade ?
- Non, murmura Dorliac de plus en plus funèbre, je ne suis pas malade.
- Alors, mon cher, évitez-moi la peine de retourner pour la troisième fois à l'hôtel, et prêtez-moi cent louis; je vous les rendrai ce soir en rentrant.
- Cent louis, impossible ! fit Dorliac. Impossible !
- Comment ! Auriez-vous comme moi laissé votre argent au fond de votre malle ? Alors pourquoi vous êtes-vous moqué de ma prudence ? "Peut-on avoir aussi peu d'empire sur soi-même !" me disiez-vous; "être obligé de prendre de telles précautions. J'emporte mon portefeuille, il contient dix mille francs, et je suis bien sûr de ne pas en distraire une obole." Qu'avez-vous fait de ce fameux portefeuille ?
- Le voici, fit Dorliac, en tendant à son ami une de ces petites poches en cuir de Russie qui servent à mettre les billets de banque.
De Céry regarda, palpa, hocha la tête, puis ouvrit pour être sûr de son fait.
La poche était vide.
- Où est passé votre argent ? demanda-t-il à Dorliac.
- On me l'a pris, répondit celui-ci d'une voix timide.
- Comment ? On vous l'a pris ? Qui ça ? Un voleur ?
- Peut-être, fit le malheureux, qui voulait au moins sauver son amour propre. Rien ne serait moins étonnant que d'avoir été volé. N'avez-vous pas remarqué dans tous les recoins de l'établissement de grands écriteaux avec ces mots : "Prenez-garde aux pickpockets" ?
- C'est vrai, répliqua De Céry, mais je vous ferai observer qu'un voleur eût pris le portefeuille avec l'argent. Il n'aurait pas eu la délicatesse de vous restituer ce petit objet après l'avoir vidé.
- Oh ! fit Dorliac, il y a des voleurs si originaux. Cartouche, le fameux Cartouche...
- Laissons Cartouche de côté, si vous le voulez bien, et avouez-moi franchement que vos billets sont là, tenez, sur cette table de trente-et-quarante, dans ce petit coffre en cuivre.
- Non, fit Dorliac; ils sont là-bas, à la table de roulette, dans cet autre petit coffre.
- Malheureux ! Vous avez donc joué ?
- Hélas !
- Quand je vous le disais !
- N'abusez pas de votre situation, soyez généreux et prêtez-moi une centaine de louis.
- Quoi ! fit De Céry en riant, c'est moi qui suis appelé à vous prêter de l'argent, moi qui viens vous en demander ! Vous voulez donc jouer encore ?
- Oui, je le veux, fit-il; et son regard brillait.
- Allons, venez avec moi à l'hôtel, nous viderons ma malle et nous partagerons son contenu.
Toutes les nations du globe vivent là dans une promiscuité curieuse. Mais l'Italien, comme voisin, l'Anglais, en sa qualité d'éternel voyageur, le Parisien, parce qu'il peut se croire chez lui, se rencontrent de préférence dans le temple de Monte Carlo.
Et quel amalgame aussi de toutes les positions sociales, de toutes les bizarreries ! Ce ministre, curueux de connaître cette fameuse roulette qu'il a, sur de simples renseignements, bannie de son pays; l'héritier présomptif d'un trône voulant étudier toutes les passions avant de régner; un pauvre petit rentier qui s'apprête à perdre en une heure cinquante louis économisés en deux ans; ce négociant venu à Monte Carlo pour essayer de faire face à sa fin de mois; ce malheureux qui se désespère à côté du philosophe qui ne dit mot ou du joueur heureux, souriant à ses billets de banque; la vieille féticheuse, étalant devant elle un morceau de corde de pendu; le décavé qui, ne pouvant plus jouer, regarde jouer les autres, s'intéresse à un inconnu, suit tous ses coups, palpite, s'émeut avec lui, s'imagine qu'il gagne ou qu'il perd lui-même; le timide, n'osant avancer la main pour retirer sa masse; l'effronté et le voleur, s'attribuant la masse des autres; le naïf qui ne sait pas s'il a gagné ou perdu et interroge son voisin; le vieux professeur de trente-et-quarante, toujours prêt à donner des conseils moyennant une faible rétribution; celui qui pique des cartes, garde la place d'un joueur riche, joue pour lui, avec une remise de dix pour cent, et prête quelques louis à ses clients "nettoyés"; le "nourrisseur" de numéros, jouant toujours sur le même numéro, s'étonnant qu'il ne sorte pas, le couvrant de louis, l'engraissant à chaque nouveau coup, le nourrissant si bien, en un mot, que le lendemain, il ne pourra plus se nourrir lui-même.