À trente-deux ans, je n’avais pas encore réussi à trouver mon point d’ancrage, pas de vraie carrière, pas de véritable amoureux, pas d’enfants non plus. Avec toutes ces zones floues, ma vie flottait autour de moi comme un vêtement trop ample, comme si je n’avais pas vraiment su comment l’habiter. Mais certainement pas au point de vouloir en finir. Au contraire, j’avais encore tant de choses à faire, tant d’expériences à vivre. L’essentiel était devant moi. Pour moi, la mort était hors de question. C’était une aberration.
Il m'arrivait alors de revoir la main de monsieur Victor caressant avec douceur et application la joue de madame Elsa. Et de contempler mentalement, avec une pointe de jalousie, toute l'intimité contenue dans ce geste.
Comment reprendre le fil d’une conversation suspendue depuis des décennies ? Il m’a dit qu’il ne prenait jamais d’espresso, seulement du café filtre, avec deux sucres et du lait. Il vivait en banlieue et avait toujours un peu peur en traversant le pont. Dieu merci, il avait réussi à garer son VUS. Pas évident en ville. Jamais, jamais il ne pourrait vivre ici. Trop de monde, trop de bruit, trop de stress, il ne pourrait jamais se sentir chez lui.
S’il se faisait exploser, je sauterais avec lui. Il avait le pouvoir de devenir mon sauveur ou mon assassin.
Le silence, toujours. Nous n’avions plus aucun indice pour décoder ce qui se passait à l’extérieur de la chambre froide. C’était Pompéi pour toujours. Je me suis alors accrochée aux yeux du garçon comme à une bouée. Comment le convaincre de ne pas activer sa charge ? Par quels moyens ? Et comment transmettre ce message sans dire un mot, sans émettre un son ?
Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont il fallait aborder un être dressé pour tuer et se donner la mort, j’ignorais comment m’y prendre pour le convaincre que sa mission suicidaire ne le conduirait pas au paradis. Qu’elle était absurde, insensée, qu’il n’était qu’un instrument entre les mains de ses assassins. De nos éventuels assassins.
Je défie quiconque de ne pas repenser avec nostalgie à un amour de jeunesse, un soir de solitude. Et de ne pas imaginer de nouvelles possibilités, le jour où cette flamme ancienne se pointe sur votre page Facebook, avec ses kilos supplémentaires, son dentier et sa lumière toujours vivante au fond de l’œil.
Quand je cours, j’oublie tout. Les premières minutes sont les plus difficiles. Mes jambes pèsent mille tonnes, mes muscles plombés par la gravité refusent de m’obéir. Un pas, puis un autre, puis un autre. Chaque pas me supplie d’être le dernier.
Puis il se produit quelque chose, une sorte de déclic. Mon esprit se sépare de mon corps. Mes pieds se lèvent et se posent, je ponctue leurs mouvements en comptant dans ma tête – un, deux, trois, douze, treize, trente-quatre, trente-cinq, jusqu’à cent, puis je recommence. C’est comme une incantation, un contrepoint, moi je suis déjà ailleurs, dans l’odeur d’herbe et d’asphalte, l’humidité de la bruine, la moiteur de l’air.
C’est fou comme on a toujours froid quand on vieillit. On a beau monter le thermostat, mettre des pulls chauds, des châles, il y a ce froid qui monte de l’intérieur.
On sait bien, toi, la journaliste, tu veux toujours tout savoir. Moi, je préfère vivre dans l’ignorance. Je peux très bien mourir d’un accident d’auto ou de parachute, ou encore être terrassé par une crise cardiaque demain matin, avec tous mes neurones en parfait état. À supposer même que je l’aie, ce fichu gène. Ça me servirait à quoi de me torturer, alors ?
Qui se soucie de ce qu’on mange quand des fous peuvent entrer n’importe où pour tuer n’importe qui. D’autres rescapés s’étaient au contraire accrochés aux symboles du plaisir, de la joie de vivre, de tout ce que les terroristes avaient voulu assassiner dans leur délire.
Comme quand tu étais petite et que je prenais mon temps en tournant les pages de ton livre, avant de te mettre au lit. Tu voulais connaître la fin, là, maintenant, tout de suite. Et moi, j’aime bien faire les choses comme il faut. En prenant mon temps.