Nous nous voyons si peu, et pourtant, moins je le vois, mieux je le vois. Je remarque de nouveaux traits sur son visage. Ses yeux, auxquels je ne trouvais auparavant pas de couleur, possèdent soudain toute une palette de teintes changeant avec la lumière. A l'intérieur, au crépuscule, dans le halo jaune des lampes, ils sont sombres, presque bruns. A la lumière du jour, ils prennent la couleur du paysage, bleu-vert devant le bris des vagues, comme bercés au creux d'un coquillage dans les profondeurs mouvantes de l'océan.
Quand il me regarde, c'est avec chaleur. Je cherche son regard et le trouve. Il y a dans sa prunelle un sourire, une lueur, elle ne danse que pour moi.
- Du soufre, dit-elle en pointant du doigt une lésion à vif sur sa poitrine. Des pinces chauffées à blanc, dit-elle en montrant ses bras. Et l'écartèlement.
Elle se frotta les poignets , fut parcourue de frissons.
- On ne peut qu'avouer, dit-elle d'une voix sourde. C'est le seul moyen de les arrêter. La vérité ne les intéresse pas, ils n'entendent que ce qu'ils veulent.
ÉPILOGUE
J'ai élaboré ce récit à partir de faits réels, et les formules ainsi que les aveux présentés dans le roman proviennent de livres noirs originaux et d'archives de tribunaux.
Mon plus jeune frère ne grandissait pas comme les autres, j'en venais presque à me demander s'il ne prenait pas le chemin inverse, se desséchant et se fanant. Et puis il était gris, et vilain comme le diable en personne.
Mère le mettait au sein, de ses doigts elle pressait la grande aréole brune, et l'enfant tétait, mais jamais il n'était repu. Il pleurait et pleurait, à en avoir la face rouge et bouffie, et ne se taisait que quand elle le posait sur un de ses mamelons, qu'il suçait bruyamment jusqu'à l'épuisement.
Il était ce que j'avais vu de plus laid. Il avait dû être échangé à la naissance, je ne voyais pas d'autre explication. Un de sous la terre devait s'être introduit dans la ferme pour voler notre bébé et nous laisser un des leurs. C'est le genre de choses qu'ils faisaient, c'était bien connu.
Ce sont les plus faibles qui se marient, Elen, ceux qui n'y arrivent pas tout seuls, incapables de tenir tête à la vie. Les plus forts restent libres et vivent mieux. Ils ne veulent être régentés par personne et ne veulent régenter personne. Penses-y, et ne l'oublie pas, quand un jour, ce sera à ton tour de faire ces choix. Car tu as le choix. C'est le plus important.
- Eh oui. Tout le bien que nous faisons peut se retourner contre nous.
Je voudrais me cacher les yeux, je tourne la tête d'un côté et de l'autre, mais je ne réussis pas à me réveiller. La lumière est dure, elle trace un chemin calciné, brûle dans ma tête comme autant de mines. Je veux m'en protéger, je veux voir de qui il s'agit. Je lève les mains, je les tiens devant moi, mais il n'y a pas d'ombre, aucun abri, seulement cette lumière blanche, elle me cerne, il n'y a qu'elle : éblouissante, insoutenable.
Je ne parlai pas de ma conviction à mère. Si ouverte fût-elle à tous les phénomènes étranges, jamais elle n'accepterait d'entendre dire du mal de ses enfants. Bien sûr que c'est le nôtre, dirait-elle, tu crois peut-être que je ne sais pas reconnaître mon propre fils. Elle était comme ensorcelée, cet enfant était l'oeuvre du démon.
Que crois-tu qu'il s'est passé ?
- Peu importe ce que je crois, dit mère, ça n'aidera pas Sigrid là où elle se trouve.
Elle est entre les mains du suzerain et de ses hommes. On ne sort pas facilement de ces griffes-là, tout innocent qu'on soit. Pour peu qu'on soit victime de la jalousie des autres.
Au fur et à mesure qu'ils grandissaient, mes frères cessaient de nous ressembler, à ma mère et à moi. Ils ne nous ressemblaient pas et ne se ressemblaient pas les uns les autres. Personne ne pouvait dire à qui ils ressemblaient, peut-être ne ressemblaient-ils qu'à eux-mêmes.