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Citation de lauwie


Ce jour-là, alors que nous passions devant l'immense pigeonnier du parc, en essayant d'éviter les dommages collatéraux, et que nous nous disputions je ne sais plus à quel propos, il finit par me lancer, faute d'autre argument : « Au font mes parents ont raison. Tu n'es qu'un sale juif ! Fous-le camp sale juif ! » Puis il s'enfuit, me plantant là, stupéfait. Oui, stupéfait. Ni fâché, ni blessé, ni rien de pareil. Simplement étonné. Incapable de comprendre ou de réagir. Il m'aurait traité de « Sale nègre ! » parce que je défendais Lumumba et que je trouvais scandaleux le retour des Belges dans leur ancienne colonie, j'aurais compris. Nos bagarres ne se passaient jamais à fleurets mouchetés. Mais « sale Juif » ? Vraiment, non, que voulait-il dire ? Mon éducation avait soigneusement été épurée de tout judaïsme, au point que j'avais à peine conscience d'être juif. Le soir, je racontai à mes parents ce qui s'était passé. Et le lendemain, au début de son cours, le professeur (de français, je crois) désigna du doigt André puis moi. Il fit répéter ce qu'il m'avait dit sur la route du lycée. Le pauvre garçon, rouge pivoine, finit par murmurer, en grommelant vaguement quelques mots entre ses dents, les yeux dans ses chaussettes. Si André se sentait mal, que dire de mon état ? Qu'André m'insulte devant quelques dizaines de pigeons, même voyageurs, passe encore. Mais qu'il le répète devant la classe entière, quel cauchemar ! S'ensuivit un long discours du prof, rappelant la Guerre, l'Holocauste, les camps, etc. Qui écoutait ? Six millions de Juifs anonymes avaient été éliminés par les nazis, mais bon ils étaient morts. Tandis que moi, j'étais vivant et je devais continuer à vivre tous les jours au milieu de mes quinze condisciples, brusquement marqué du sceau de l'étoile jaune à laquelle j'avais échappé.

Il me fallut longtemps pour comprendre pourquoi mes parents s'étaient confiés au directeur, au lieu d'apaiser mon trouble en m'expliquant eux-mêmes quelle mouche avait piqué André. Pourquoi ils avaient préféré que le prof de français transforme notre prise de bec en un cours d'Histoire et de morale et me fige, moi, dans le rôle de la victime devant la classe rassemblée. Longtemps pour saisir que mon père comme ma mère étaient incapables de parler de ça depuis la fin de la Guerre. Et qu'ils en resteraient incapables jusqu'à leur mort. Et aussi que la colère qui étouffait mon père l'empêcherait toujours de me raconter son histoire.

p. 162-163
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