Alain Berthoz

L'activité pratique, intellectuelle et technologique de l'homme est toujours orienté vers l'avenir. Le cerveau prédit et parie. On invente des scénarios alternativement possibles, on évalue les risques d'avoir un cancer, les chances de bénéficier d'une météorologie favorable ou, au contraire, de subir les catastrophes que le réchauffement de la planète ne manquera pas d'entraîner. On calcule les chances des hommes politiques aux élections, les effets indésirables des OGM sur l'environnement, les courbes de démographie, la probabilité d'un accident d'avion ou de l'explosion d'une centrale nucléaire. Les sportifs pratiquent l'anticipation en s'entraînant en fonction des performances de leurs futurs adversaires, ou en pratiquant la feinte sur le terrain. Le spéculateur anticipe les chutes des cours de Bourse. On prend même en compte le -cygne noir-, c'est-à-dire l'évènement improbable.

(p.27) La compatibilité ou comment allumer un brûleur sur la cuisinière

Combien de fois n’avons-nous pas pesté contre les fabricants de cuisinières car nous n’arrivions pas à décider quel bouton tourner pour allumer le gaz du brûleur ou la plaque électrique ! Pour nous aider à prendre cette décision, il suffit d’assurer une certaine compatibilité entre la disposition des boutons et celle des brûleurs. Il semble d’ailleurs que cette compatibilité soit très utile pour prendre des décisions ou, de façon plus générale, lorsque nous devons mettre en correspondance un ensemble de stimuli avec des réponses motrices par exemple.
Un rapprochement de la psychologie cognitive avec les théories de la décision a été tenté autour du principe de compatibilité. Ce principe établit que lorsqu’un stimulus et une réponse sont représentés mentalement, le poids d’un attribut est augmenté s’il est compatible avec la réponse requise. Par exemple, dans le domaine des actions visuo-motrices, on pointera vers une cible visuelle plus vite si le stimulus est présenté visuellement que si la consigne est donnée par une instruction vocale. C’est donc bien la compatibilité spatiale du stimulus et de la réponse dans le monde extérieur qui intervient dans la décision. Chacun peut s’en convaincre par l’expérience suivante : on demande à un sujet de répondre en appuyant sur deux boutons à l’allumage de deux lumières situées l’une à gauche et l’autre à droite. On constate que la réponse est plus rapide si le bouton pour la lumière de gauche est à gauche et réciproquement pour la droite. Et c’est bien la compatibilité des boutons et des lumières, non celle de la main mise en jeu qui est en question. En effet, si l’on demande au sujet de croiser les bras de façon qu’il réponde avec la main droite au bouton de gauche et vice versa, on obtient le même effet. La compatibilité ne dépend donc pas de contingences anatomiques des membres avec lesquels la réponse est donnée.

La mémoire du passé n'est pas faite pour se souvenir du passé, elle est faite pour prévenir le futur. La mémoire est un instrument de prédiction.

(p.302)

J’ai essayé aussi, dans ce livre, de lier émotion et perception. L’enjeu est ici considérable. En effet, nous sortons d’un siècle qui a su expliquer la matière et dominer l’énergie, canaliser l’information, inventer l’informatique, mais qui a oublié le corps sensible, séparé la raison et l’émotion. Mais cela ne marche pas. Les stratèges du Pentagone ont eu beau avoir les ordinateurs les plus puissants de l’époque, ils n’ont pas su gagner contre les Vietnamiens qui apprenaient à leurs enfants de 4 ans à survivre en éduquant les plus petits sous les bombes à billes. C’est le grand pédiatre Alexandre Minkowski qui l’a montré en allant partager la vie de ces enfants : l’intelligence sensible a triomphé des montres en acier et des ordinateurs.

Aujourd’hui, il nous faut gagner une autre bataille. Frustrés de la part de l’émotion et de la sensibilité, noyés sous une avalanche de machines et de mondes virtuels, les hommes et les femmes se réfugient à nouveau dans l’obscurantisme et l’intolérance. Le fanatisme religieux triomphe de la sage démocratie. Le bulletin de vote, symbole de l’acceptation d’un équilibre délicat entre pouvoir et vouloir, de la décision qui accepte l’opinion de l’autre, paraît ridicule à ceux qui préfèrent égorger ou brûler les voitures. La passion l’emporte sur la raison, car la raison a oublié de faire une place à la passion.

Le XXe siècle vit le triomphe de la raison sans sentiment, du théâtre des mots sans corps éloquent, de la théorie formelle sans actes, du verbe sans geste. Le triomphe de la raison qui veut rester froide, à la fois succès de la technologie et lit des fanatismes. Ce basculement dans l’obscurantisme de l’homme qui ne peut admettre la dictature des chiffres, que ce soit du profit ou de la performance, est très inquiétant. On voit l’urgence d’un programme scientifique aux horizons larges qui retrouverait le rôle de la sensibilité et du sentiment contre la tyrannie et la barbarie. Le besoin d’une réflexion profonde sur les rapports entre le froid calcul de la raison d’une part et le fol abandon aux forces obscures qui ont conduit à tous les crimes de masse et permettent à des chefs de sectes de conditionner des esprits en quête d’idéal et de sentiments pour les transformer, comme l’a décrit Françoise Sironi, en bourreaux suicidaires. Je n’ai aucune théorie, mais peut-être le rassemblement d’idées et de faits que l’on trouvera ici servira à mieux comprendre pour mieux se comprendre et s’accepter.

(p.290)

Libéré de la tutelle rationnelle d’un cerveau gauche engoncé dans les règles de la syntaxe et de la sémantique, le cerveau droit est plus libre de faire des associations nouvelles. L’important est que cette possibilité est avérée chez des sujets dits « normaux ». Peut-être les mathématiciens, en tout cas les géomètres, ont-ils un cerveau droit très puissant. Mais il est aussi clair qu’une dominance du – cerveau droit peut conduire à des troubles graves en laissant le sujet créer des associations illusoires, comme celles que l’on rencontre dans la paranoïa où le moindre geste est interprété par le malade comme un complot. Et même, pensent certains neurologues, dans la schizophrénie comme dans certaines maladies qui induisent des illusions. On peut alors comprendre que les gourous des sectes peuvent renforcer, chez des sujets particulièrement crédules, des associations qui les coupent des normes sociales. On peut aussi y voir un mécanisme possible de conditionnement aux fanatismes religieux.

En ce qui concerne une théorie biologique de la décision, ces travaux sont essentiels car ils suggèrent que nos décisions ne sont pas toujours prises au terme de raisonnements fondés sur des – concepts clairement verbalisables par le cerveau gauche. Souvent, leur caractère intuitif est dû au fait qu’elles résultent d’associations induites par le cerveau droit. Si nous prenons parfois des décisions en ayant l’impression de ne pas savoir pourquoi, c’est parce qu’elles résultent d’un dialogue interne, qui peut être un dialogue de sourds, entre les deux cerveaux qui ne sont pas forcément d’accord.

(p.274)

Dans les domaines qui impliquent l’espace, la capacité de choisir dépend du passage d’un codage des relations entre le corps et l’espace de type égocentré à un codage de type allocentré. Par – exemple, si je suis à Paris, au pied de la tour Eiffel, et que je veux connaître la direction de l’Opéra, je peux la repérer par rapport à mon corps (égocentré) comme étant au milieu des axes du Châtelet et de l’Arc de triomphe. Mais je pourrais aussi la connaître comme définie par le milieu entre le Châtelet et l’Arc de triomphe : dans ce cas, j’ai fait abstraction mon corps et la tour Eiffel, et je ne me fonde que sur des relations entre des objets à l’extérieur de mon corps (type allocentré). L’avantage du codage allocentré est considérable : il permet de simuler mentalement des trajets entre les lieux, d’éviter une triangulation fondée sur mon point de vue. Comme je l’ai soutenu dans mon cours de 1997 au Collège de France, ce serait l’un des fondements cognitifs de la géométrie. Mais, outre l’acquisition de cette perception décentrée du corps propre, la capacité de s’extraire encore plus de la réalité est renforcée par la capacité de construire des invariants indépendants des points de vue.