« … ils sont tous devenus barjots, selon moi, le priso pourrait péter d’un moment à l’autre. Trop de dingues, trop de drogue, trop d’armes… »
La délicate métaphore faisait allusion à une vieille coutume méridionale consistant à recueillir les déjections familiales dans un récipient de céramique, le priso, qu’il valait mieux éviter de casser quand on l’avait entre les mains…
L'heure finit toujours pas sonner: les éternelles promesses, surtout celles qu'on se fait à soi-même, ne résistent pas à l'épreuve du temps ni de l'espace.
Il croisa un groupe de politiciens devant l'entrée de l'hôtel de ville. Il reconnut parmi eux l'ex-président du conseil municipal, en compagnie d'un adjoint et d'autres gentilshommes d'extractions diverses, qui, les bras enlacés, riaient bruyamment de quelque plaisanterie, accompagnés du sourire complaisant et soumis des vigiles de garde.
Quelques années plus tôt De Angelis avait participé à l'arrestation de plusieurs d'entre eux, président compris, sans parler de divers fonctionnaires de la mairie, gens de la pègre de leur entourage, un coup de filet qui avait jeté la stupeur sur la ville. Procéder à cette opération lui avait procuré un certain plaisir ... et aussi quelques espoirs.
Cela avait peut-être été la dernière fois qu'il avait pensé que quelque chose pourrait changer, à Bari comme en Italie. Ils avaient passé des mois à intercepter, suivre, contrôler, filmer.
Un juge les avait mis en examen puis incarcérés pour corruption, concussion, recel de biens publics et une longue série de délits mineurs. La mairie s'était révélée un entrelacs d'affaire véreuses, il s'en fallait de peu que les clans ne fussent assis directement dans les fauteuils du conseil municipal.
Puis de années s'étaient écoulées et le procès ne s'était toujours pas ouvert. Ils étaient tous de nouveau en liberté et personne ne pouvait dire s'ils seraient un jour condamnés ; entre-temps, ils continuaient comme les autres à traficoter à l'ombre de la mairie et à être réélus sans problème.
Son corps était non seulement vieilli, mais fané, privé de vigueur. Il aurait peut-être dû se marier et faire trois enfants, pour trouver de nouvelles raisons de vivre dans une chaleur familiale. Ou peut-être aurait-ce été pire?
On s'en foutait du mariage, des couches à changer, des repas du dimanche chez la belle-mère, de la crèche à huit heures du matin, l'ablation des amygdales et tout le reste. C'était mieux ainsi : ce qu’il adviendrait de sa vie ne regardait que lui, personne d’autre ne serait blessé, et il en était fier.
Il haïssait ce type de femmes qui permettent aux hommes, les pires de leur espèce, les plus frustrés, les plus violents, de devenir leurs maîtres, de les exploiter, perpétuant l’idée qu’une femme n’est qu’un morceau de chair. Il y a des bêtes sauvages qui doivent mourir : dans son esprit, cette pensée était désormais claire et définitive.
C'est ces salopes de repentis qu'il faut descendre ! C'est eux qui nous ruinent le business. Si on flingue un juge, vous allez voir le bordel qui va se produire, on va rester un an sans travailler, et c'est pas toi qui feras bouffer les gens ici !...
Le policier avait déjà passé deux soirées à se goinfrer de panini gorgés d'huile, de graisse animale et de patates rites cuites dans un liquide aussi sombre qu'une mer de janvier. On aurait dit que les voyous de la ville se nourrissaient exclusivement de ce genre de plats dégueulasses ; à chaque fois qu'il se lançait dans une filature, il finissait invariablement par se retrouver dans l'un de ces endroits nocifs que les autochtones appelaient «pain et merde»
Il prenait l’attitude d’un homme riche et généreux, se promenait dans les rues avec un manteau de cachemire clair qui lui donnait le sentiment d’être un parrain, il offrait à boire à ceux qu’il rencontrait et soignait ainsi son statut de petit seigneur de campagne. Mais dans les affaires, il était aussi drastique qu’un vieil usurier et comptait jusqu’à la dernière lire, n’accordant jamais aucun crédit.
La voiture du policier était un dépotoir. Tickets de parking, paquets de chips émiettés, canettes de Peroni, Kleenex tachés de ketchup évoquant les poubelles d'un service d'urgences, journaux qui remontaient à l'époque de l'attentat contre Kennedy. Il avait oublié depuis combien de temps il ne l'avait pas nettoyées et, surtout, il avait oublié pourquoi il aurait dû le faire.
L’été était la meilleure saison pour le business, le trafic ramenait des chiffres d’affaires record, des touristes à arnaquer partout, des nuits sans fin avec des centaines de boîtes ouvertes jusqu’à l’aube, les plages transformées en immenses discothèques. Un cadeau divin, un marché où l’offre n’était jamais à la hauteur de la demande.