Tchekhov à Souvorine
25 novembre 1892 Melikhovo
Soulevez la jupe de notre muse; vous y verrez un endroit lisse. Rappelez-vous que les écrivains que nous appelons éternels et qui nous grisent présentent un même signe commun très important : ils avancent et nous appellent à les suivre. Alors, tout votre être sent qu'ils ont un objectif.
Les meilleurs d'entre eux sont réalistes et décrivent la vie telle qu'elle est. Mais du fait que chacune de leurs lignes est pénétrées, comme d'une sève, de la conscience de leur but, vous y sentez non seulement la vie telle qu'elle est, mais aussi telle qu'elle devrait être, et cela vous captive. Et nous? Nous décrivons la vie telle qu'elle est et ensuite - il 'y a plus moyen de nous faire bouger! Nous n'avons pas d'objectifs à court ni à moyen terme et notre âme est d'un vide affligeant.
Nous n'avons pas de politique, nous ne croyons pas à la révolution, Dieu n'existe pas, nous n'avons pas peur des fantômes... Qui ne veut rien, n'espère rien, ne craint rien ne peut devenir artiste... Je ne me jetterai pas dans la cage d'escalier comme Garchine, mais je ne me leurrerai pas en espérant dans un avenir meilleur.
Je ne suis pas responsable de ma maladie et ce n'est pas à moi de me soigner, car il faut croire que cette maladie poursuit des objectifs louables qui nous sont cachés et qu'elle m'a été envoyée à dessein...
1637 - [p. 68]
Puis, un nouveau mouvement du balancier : on s'est mis à idéaliser la noblesse. Toutes les dames du XIXe siècle sont devenues des femmes de décembristes. Tous les hommes des Andreï Bolkonski. Alors, qui sont ceux que Pouchkine désignait comme « populace mondaine », « canaille mondaine »? Qui jouait ses esclaves aux cartes ? Qui lâchait les chiens sur des enfants de paysans, entretenait des harems ? Qui avait mis les moujiks dans un état de fureur tel qu'en capturant un officier blanc ils l'empalaient au lieu de lui tirer une balle dans la nuque comme le commande l'humanité.
C'est la révolte intérieure parfois inconsciente de l'homme soviétique contre l'idéologie dominante qui a fait naître cette admiration pour la noblesse.
1623 - [p. 35/36]
Les paysages sont anéantis. Hier, quand on roulait, des deux côtés de la route il y avait des champs, des bois, des prés, des forêts à perte de vue. Aujourd'hui, des palissades de cinq mètres de haut. On a l'impression d'avancer dans un tunnel. Que les murs de ce tunnel soit hauts de cinq ou de cent mètres, c'est pareil : la terre disparaît. On ne vous a laissé qu'un ciel au-dessus des barbelés. Quelqu'un s'est emparé de la terre et la patrie a disparu. La vue, qui forme l'individu bien plus que le drapeau et l'hymne national, s'est perdue.
1612 - [p. 14]
Tchekhov, un maître de la prose, un génie du récit court (très court), connaissait la valeur de chaque mot, n'en écrivait jamais un de trop. Il n'aurait pas répété la même chose sans raison. Mais, chaque fois que Lopakhine est ému, qu'il cesse de se contrôler, il revient sur l'histoire des tourments subis dans son enfance.
1632 - [p. 62]
Tchekhov ne pensait pas faire du théâtre poétique. Il était préoccupé par la cohérence des personnages. Et il avait une vision très lucide de ses contemporains quels que soient la classe, le milieu dont ils étaient issus (comme seuls les médecins peuvent le faire). Dire que ses pièces sont poétiques revient à déclarer que Tchekhov ne comprenait pas ce qu'il faisait. Un génie inconscient. Ou bien à en faire ce qu'était Mozart d'après Salieri : un noceur oisif.
1613 - [p. 31]
Pouchkine voyageait seul. Plus que cela : il réfléchissait, n'ayant rien d'autre à faire. Il n'allait tout de même pas converser avec le dos du cocher.
Les compagnons de route, la radio et la télé ne vous laissent pas le loisir de réfléchir.
Tchekhov a fait une partie du trajet jusqu'à Sakhaline avec des militaires et a souffert de leurs conversations futiles (il s'en est plaint dans ses lettres).
1621 - [p. 33]
Tous les mots n'ont pas le même poids? Certains sont un million de fois plus lourds que d'autres. Si on connait la valeur du mot, il a une pesanteur, si on ne la connait pas, il est vide.
1677 - [p. 96]
Autrefois, les gens parlaient entre eux, lisaient à voix haute le soir, montaient des spectacles en amateurs... Aujourd'hui, ils suivent des bavardages d'autrui (faux et grossiers) sur l'écran de télévision.
1614 - [p. 32]
De nos jours, on ne remarque plus la grossièreté. Mais, au XIXe siècle, il était inconvenant et même dangereux d'insulter ses parents. Une parole grossière adressée au père ou à la mère pouvait être punie de prison. Il suffisait de lever la main, même si l'on ne proférait pas d'insulte.
1648 - [p. 93]
Le théâtre est un art ancien, grossier, un art de la rue. En vieux russe, on l'appelait « pozor », ce qui veut dire « opprobre ». Les aventures du corps sont bien plus spectaculaires que le travail de l'âme et mille fois plus faciles à jouer.
1640 - [p. 13]