Il y aura toujours quelque chose à défendre. Nous sommes là pour cela. Nous sommes. Parce qu’il y a toujours quelqu’un qui a besoin de prendre quelque chose à un autre pour protéger ce qu’il a ou pour ajouter quelque chose à son avoir.
Défendre. Cette idée me pénètre, défendre ; elle me pénètre et m’envahit. Je la sens me prendre en charge et cela me fait du bien. Défendre ce qui me maintient dans un espace déterminé de ce monde.
Elle était noire, la mer. J’ai besoin qu’elle soit noire. Pour que la différence s’établisse. Pour qu’elle garantisse ma survie. Pour qu elle suive mes règles. Les règles de mon jeu. Pour pouvoir la considérer comme une part de moi-même. À moi. Pour pouvoir l’avoir et la regarder. Et la faire tourner. Et la parcourir. Et exercer sur elle toute la force de mon besoin.
Ne sois pas négatrice. Nous ne sommes pas en liberté. Les prisons sont encore pleines de compagnons, le pays est un camp de concentration, et il nous contient tous. Il n’y a rien de nouveau dans ce que je suis en train de dire.
Célébrons ce que nous aimons, ce que nous avons choisi, ce que nous sentons comme nôtre dans la fibre de nos propres os.
Fulgurances, éclats, activés dans des zones occultes. Inutile de chercher à les trouver dans un ciel bleu, pas même combinés avec des rouges ou des pourpres de certains crépuscules. Uniquement dans des sous-sols. Dans des espaces où l’air est obscur, et si épais qu’il transmet les ondes des craquements, les pas des brodequins. Des grosses chaussures qui frappent le sol, à l’étage. Au-dessus des têtes ici, au-dessus des têtes là-bas, des têtes et des extrémités des doigts. Qui font de la lumière.
Des peaux plus sombres ou plus claires. Il n’est pas possible de déceler des différences. En réalité, il n’y a pas de différences. Ou elles sont sans importance. Personne ne peut dépasser les limites, personne ne peut exprimer davantage que ce que les expressions des autres autorisent. Il y a des mesures imposées par les circonstances extérieures, et des proportions déterminées par des accords mutuels. Il faut veiller sur la condition qui les fait une : celle d’être vivantes.
On se décompte. Régulièrement on se décompte et s’inspecte. On s’enfile. Se met en ordre. Se donne un ordre. Un ordre. Plusieurs. Et l’on se regarde, avec un peu de chance et quand on a fait un effort respectable, dans une position plus ou moins frontale : voici le collier que je suis. Les perles dont je suis fait. Dont je me confectionne.
Nous sommes ce sous-sol, ce nœud serré de l’histoire, nous sommes la force et l’ingéniosité avec lesquelles nous nous détachons. Nous sommes la soudure et chaque étincelle. Nous sommes, le corps de toutes. Le grand corps complet. Tout le corps. Son sang, nous sommes, et les os. La peau et la respiration.
Parce que, dis-moi, qui sont-ils eux pour que nous, exilées politiques argentines - non exilées historiques comme le prétend l'arrogance de ceux qui ont gagné sur nous une bataille - nous leur permettions ne serait-ce que de réagir face à ce que nous sommes ou que nous manifestons être.
Nous sommes la faim et ce que l’on peut et ne peut pas faire pour la rassasier. Nous sommes le hurlement au milieu de la nuit. Nous sommes les deux molaires qui manquent. Et surtout, nous sommes les canines qui sont restées. Le cri de douleur, les caries. Les calmants. Les chevilles