La chronique de Gérard Collard - Coffret Poche
Après un rapide calcul mental, Léonie déclare avec satisfaction:
- Neuf heures de travail.
- N'est-ce pas un peu long? s'étonne Marie-Julienne, dont les yeux noirs en forme d'amande brillent d'excitation.
- La durée est extrêmement variable. Je vous montrerai des tableaux...
Flavie lance avec bonne humeur:
- Une première délivrance s'étire généralement, n'est-ce pas, Adeline?
Seules les deux-sages-femmes expérimentées constatent que, déjà toute rouge à cause de l'effort qu'elle vient de fournir, la jeune mère s'empourpre encore davantage.
– Le suffrage universel ? s’exclame Léonie, abasourdie. Tu veux dire, tous les citoyens ?
– Tous ! Même ceux qui ne possèdent ni biens ni avoirs ! Quel pays moderne que cette France ! C’est elle qui a mis au monde les plus grands penseurs et voilà qu’aujourd’hui…
Trop ému pour poursuivre, Simon s’abîme dans une profonde rêverie. Relevant la tête de son tricot, Flavie s’enquiert, les sourcils froncés :
– Est-ce que ça veut dire que toutes les femmes pourront voter ? Pas seulement les riches ?
– Euh…, fait Simon en relevant le journal devant son visage. Les articles n’en font pas mention…
1845.
Que lui reste t-il comme choix? Toutes les positions de clercs, de comptables et de rédacteurs sont réservées aux hommes. Quant à étudier la science médicale... aucun médecin n'accepterait une femme comme apprentie, et aucune école de médecin n'admettrait une femme comme élève.
Flavie s'entretient avec l'évêque venu lui signifier que les manuels qu'elle utilise pour former les futures sages-femmes sont considérés comme pervers...et qu'ils corrompent l'âme des jeunes filles....
" Monsieur l'évêque ma longue expérience m'a permis de comprendre que la perversité se trouve bien davantage dans l'esprit de ceux qui lisent que dans la plume de ceux qui écrivent."
Bastien parle à son épouse Flavie, d'un opercule du siècle dernier "l'art de péter", rédigé par un érudit:
" cet érudit dit que péter est une chose utile, selon lui, et il faut le faire selon les règles et avec goût. Si les pets ne trouvent pas de sortie, ils attaquent le cerveau par une prodigieuse quantité de vapeurs qui rendent l'homme mélancolique et frénétique et ils l'accablent de plusieurs maladies très fâcheuses, dont des fluxions qui se forment par la distillation des fumées de ces météores sinistres."
[...] les femmes ne pourront jamais se comprendre ni s'épauler mutuellement tant que la richesse et les conventions sociales se placeront entre elles.
"Devant le silence sceptique de Flavie, Marguerite poursuit en lui décrivant les deux forces opposées à l'œuvre dans l'univers:
l'Esprit divin, qui représente la puissance, la vie, la croissance, et l'Esprit malin, le parasite par excellence qui, trop souvent encore, corrompt les âmes, même ici, à Oneida!"
C'est un luxe inouï de pouvoir s'acheter des tonnes de choses mais de choisir de s'en passer.
Pourquoi les hommes répugnent-ils autant non seulement à côtoyer professionnellement les femmes, mais à leur ouvrir les portes de tous les métiers ? Pourquoi leur est-il si crucial de croire que les deux sexes ont des rôles très différents à jouer dans la grande marche du monde ?
Léonie tourne les talons et Flavie se dresse sur son séant. Elle reste ainsi un moment, un peu étourdie, puis elle réalise qu’elle va enfin commencer son apprentissage. Si, depuis son anniversaire, un mois plus tôt, elle a accompagné sa mère chez quelques dames enceintes, elle n’a encore jamais vu une délivrance. La crainte sourde qui l’habitait depuis quelques jours se transforme en une véritable appréhension. Ce n’est pas pour rien qu’on éloigne normalement les enfants des femmes dans leurs douleurs, n’est-ce pas ? À cet instant précis, Flavie a une envie quasi irrésistible de se recoucher près de sa sœur et de s’abîmer dans le sommeil, pour retrouver le bonheur simple d’être une fillette sans soucis.