Annick Kiefer

Ainsi, lorsqu'ils faisaient l'amour, peu lui importait de savoir si elle avait eu du plaisir, tant il ne doutait pas de ses talents. Obnubilé par sa performance, il tenait le nombre de coups à la minute et la durée du coït comme les principaux critères selon lesquels il mesurait la qualité des rapports, avec pour unique objectif d'en augmenter la fréquence. Feignant le plaisir afin d’accélérer la chose, l'esprit et le corps disponibles, vacants, elle avait compris que c'était, non pas l'amour mais la haine qu'ils faisaient, dans ces moments où elle le dominait, le soumettait, allant même jusqu'à éclater de rire, intérieurement, lorsque, à peine retombé en sueur dans les draps, il s'inquiétait systématiquement : "Alors, j'étais bon ?".

Les fauves sont lâchés. Esclave donnée en pâture aux monstres au milieu de l'arène, avec des centaines de parts de moi qui lèvent ou baissent le pouce, qui hurlent à la mort en participant à mon agonie.
Les souvenirs sont lâchés, me dévorent de l'intérieur ; des moments lointains qui encombrent tant mon espace de pensée que je ne peux être présente aux choses qui arrivent aujourd'hui, comme si le passé avait fait main basse sur ma vie en son entier, maintenant totalement vouée au culte de la mémoire.
Rattrapée par mes vieux démons que je croyais avoir vaincus, je me tiens, la majeure partie du temps, consternée, en périphérie du temps et de mes habitudes, à cheval entre passé et présent, écartelée entre deux mondes aux deux réalités prégnantes.

-- Comprends bien, Casimir, que je n'ai rien choisi. Et je n'en suis pas fier. J'en connais qui avaient pris le risque de fuir, de combattre aux côtés des Français, mais la plupart d'entre nous se sont laissés porter par les événements, si bien qu'il est arrivé que des cousins, des frères s'entre-tuent. Sans haine ni courage !

Le regard perdu dans les méandres de la nappe, Monsieur Hast tira longuement sur sa pipe avant de reprendre, d'un ton résigné.

-- Alors moi qui ne me suis même pas posé de questions, moi qui me suis contenté de suivre les ordres, je ne peux qu'approuver ta décision, même si elle m'attriste.
L'histoire est plus forte que nous, et je suis fier de toi de ne pas lui laisser te dicter sa loi.

Permettre à son âme d'être libre, à son corps de renouer avec ses énergies premières pour enfin se réconcilier avec elle-même. Telles furent ses aspirations profondes sur ce bateau.
Dès leur retour de vacances, à l'opposé de ses désirs, la vie imposa son rythme ponctué d'urgences et ses objectifs ; le quotidien reprit ses droits. Il s'agissait de travailler plus pour gagner plus : elle ne gagna que du temps pour empêcher ses doutes de la travailler ! Ce diktat lui devint proprement insupportable, la forçant à vivre constamment éloignée de ses motivations essentielles révélées sur le bateau. Insatisfaite, elle devint susceptible, acariâtre, ruminant à longueur de journées ses frustrations.

D'une rive à l'autre, on s'invectivait, on se haïssait d'appartenir à l'autre bord, pour avoir déplanté ses racines, sans savoir au juste dans quelle terre elles étaient engluées.
Couche après couche, chaque conflit dépose des événements nauséabonds que viennent lécher les mauvaises langues, où s'abreuvent calomnies et rancunes. La vie est une succession de conflits, en premier lieu en soi, dont on ne sort jamais vainqueur. Les décorations, les médailles ne sont que d'apparat, quand, au fond de son être, on a perdu confiance en l'homme, lorsqu'on est vaincu par ses propres doutes et qu'on ne trouve plus de justification à tout cela.

Aujourd'hui c'est ma vie qui s'efface. Hier et aujourd'hui se tiennent la main pour m'enfoncer sous l'eau, se présentant à moi tels des rivages glissants où je n'ai aucune prise.

Ce fut d'ailleurs lorsque les nouveaux maîtres des lieux décidèrent à leur tour d'abolir le Concordat, en octobre 1940, que se présenta à Monsieur Lang un profond dilemme : continuer à servir fidèlement l'Etat, ou prendre ses distances avec le nouveau pouvoir qui traitait Dieu aussi mal que les hommes. Il avait failli prendre Herr Kommandant Struber entre quatre yeux. Failli, seulement ! Il finit par regarder ailleurs.

Le coiffeur de Roppensdorf, fils de collabo notoire, était le chef d'orchestre de la valse des cheveux tombant sur le sol, et dont la foule s'emparait, comme d'un trophée, avec des cris de liesse. Maintenu de force dans le public, Jean ne regardait qu'Yvonne. Il savait que, s'il fermait les yeux, elle disparaîtrait à jamais.

Nous ne parlâmes plus jamais de Mégère, comme nous avions tacitement décidé de ne plus évoquer Justine après sa mort. Je continuais seule dans ma chambre, à raconter mes déboires et mes déceptions a l’oreille si douce de Princesse, et m’inventais des rires avec ma grande sœur qui m’avait laissée seule.

Alors, j'ai préféré reprendre mes distances avec l'histoire, parce que parler des morts ne les ressuscite pas, et parler des vivants peut donner envie de les voir morts.