Radu Bata et Le philtre des nuages et autres ivresses au Café de Paris (2014)
Le sommeil est une page blanche que la nuit offre à tous les gens avec un crayon gomme.
Les mots sont mes seuls amis, mon équipage dans la tempête de tous les jours.
Je mange avec eux, je ris avec eux, je souffre avec eux, je rame avec eux dans ma galère de survie.
Cependant, depuis que je veille avec eux, le vent du large mord le ciel de notre amitié : ils ont commencé à quitter le navire.
Se payer la tête du pôle monétaire
il est encore temps
de tout prendre en dérision
les hommes et les gouttes de pluie
les femmes et les flocons de neige
il est sain de rire des étoiles du marché
des plans à trois des astres du Top 50
des solos de guitare de la lune
des plans d'épargne de l'arc-en-ciel
on peut même prendre en ballon le globe
les ambitions du soleil
et les sourires niais de l'univers
tant qu'on y est
mais il ne faut jamais
se moquer des nuages
des nuages
qui nous habitent
Sous les feux nourris de la nuit
avancer vaillamment dans l'année
comme un hippopotame sur la pointe des pieds
traverser le corps de la semaine
comme une petite poupée de porcelaine
marcher sur le fil du soir
comme une lumière sur une balançoire
Poisson d’amour
Pendant que je trompais ma femme,
entre trois heures et trois heures trente,
avec une nymphette aux cuisses d’écailles,
à l’autre bout du lit, dans la chaleur de la nuit,
elle se laissait séduire par un hippocampe plus entreprenant.
Au réveil, on avait du mal à dissimuler les nageoires
qui nous avaient poussé.
Truisme d'époque : les gens parlent mais n'échangent (presque) plus. Ils parlent comme Narcisse au lac, ou, plus souvent, ils parlent pour tirer profit : mystifier, entourlouper, enfariner, c'est le lot gagnant de la "communication" d'aujourd'hui. Les bouches s'ouvrent mais les mots du partage ne sont plus articulés qu'accidentellement ; au travail, dans la rue, même en famille, les bouches manipulatrices sont légion.
Mimétisme
le chat
est entré
dans la clepsydre
et le temps
a miaulé
deux fois
depuis
dans le sable
de la litière
les filles de la plage
donnent l'heure de l'amour
avec des moustaches
Un héritier de Cioran, poète à ses heures pour le bonheur du lecteur.
L'insomnie, la nuit et le rêve sont des prétextes pour se distancier du jour et circonscrire ses chimères. Pour composer des aphorismes, réduire le monde des hommes à une pelote basque et afficher un faux/vrai désabusement cioranien.
Un exercice funambulesque d'écritures avec des références culturelles en "étages". Peu pourront monter au sommet car l'accessibilité reste assez hermétique. Mais le premier (et le deuxième) niveau de lecture a déjà de quoi nous enchanter. On est surpris tout le long de ce journal-roman-recueil par des sujets qui alternent, leur traitement stylistique, le jeu sémantique et ses multiples facettes.
Dans les kyrielles de produits "littéraires", enfin, de la fraîcheur !
Un ton, une "voix", une ambiance.
Vivement recommandé !
j'ai cherché l'amour sur tous les méridiens
du flux danubien au cirque parnassien
au fin fond de Rangoon de la brousse africaine
dans les venelles de La Paz et les faubourgs d'Athènes
les arrondissements de Paris les malls des Etats-Unis
sur les aires d'autoroute les plages de la mer Noire
sur l'ile de Tasmanie dans la vallée de la Loire
je l'ai cherché avec les jumelles la loupe la bougie
la lampe frontale
dans le vertige des peaux brûlantes dans la folie du village global
je me suis tué mille fois dans une foule de relations
il me jouait toujours des tours de perfide Albion
chaque fois que je pensais l'attraper il me faussait compagnie
quand je croyais le voir rue de l'Union il fuyait
rue de l'Indépendance
quand je pensais le voir place de la Concorde il courait
Place de la Liberté
quand je l'approchais au Pays du Soleil Levant il se couchait
au Pays des Merveilles
quand enfin je le coinçais dans la chaleur de l'Equateur
il partait comme un missile se rafraîchir au Cercle Polaire
chaque fois que j'imaginais tenir l'amour il me glissait
entre les doigts
j'ai vérifié pendant des mois ses 248 000 000 occurences
sur google il n'y en avait aucune pour moi
et puis ce dimanche nuit le dictionnaire des ombres m'a appris
qu'on ne disait plus jamais amour de toi
que les humains ne savent plus dire qu'amour de soi.
Cristina Hermeziu chronique Radu Bata
Il cuisine les mots au feu follet du lyrisme impertinent et on découvre que le plat (politiquement correct) de nos vies ne se mange pas toujours froid. Dans ses poèmes d'amour Radu Bata frôle la grâce d'un Boris Vian ou d'un Charles Trenet qui traduit Rimbaud ou Verlaine en langue jazzy.
http://www.actualitte.com/critiques/radu-bata-feu-d-artifice-dans-l-angle-mort-de-la-langue-2421.htm