Envie de lire : La Joueuse d?échecs de Bertina Henrichs .
Envie de lire : La Joueuse d?échecs de Bertina Henrichs
En bon fils de son père et de sa mère, qui ne lui avaient jamais enseigné autre chose, il pensa également que les femmes, par leur constitution, étaient sujettes à des sautes d’humeur incompréhensibles, et qu’il était plus prudent de les laisser seules dans ces cas là. En l’occurrence, cette croyance, fondée sur un concept douteux, arrangeait tout le monde.
Chez lui, la lecture avait même pris une place qu'il n'avait jamais accordée à un être humain. Pourquoi perdre son temps dans de vains et quotidiens bavardages quand on peut entrer en communion avec les meilleurs, les plus excitants penseurs de toutes les époques ? Pourquoi peupler sa vie d'êtres médiocres, attachants certes, mais faibles raisonneurs, quand on a le choix de rendre visite à Platon, Sénèque et Proust ? Le culte de ce que le monde appelait communément la réalité, la matière solide de l'existence, lui était étranger. L'air triomphant avec lequel ses contemporains se jetaient dans le combat du quotidien le faisait sourire. Il n'avait jamais compris ce qu'il pouvait y avoir d'héroïque à affronter la surface plane et lisse de la condition humaine dans sa plus banale expression. Enfant, ses parents lui avaient souvent reproché de fuir la réalité comme s'ils avaient décelé quelque couardise dans son comportement qui consistait à s'acquitter le plus vite possible des tâches incontournables de tous les jours afin de pouvoir retourner à ses livres et à sa rêverie. Il s'étaient sentis blessés de l'ennui qu'il affichait ouvertement face à cette dimension de la vie qui était leur unique territoire. [...] Au lieu de fuir, il était en marche vers quelque chose. Mais comment aurait-il pu décrire ce vaste univers de la pensée dans lequel il s'était aventuré à quelqu'un qui n'avait jamais ouvert un livre de sa vie avec plaisir, qui ne savait pas ce que c'était. [...] Kouros s'était alors très vite habitué à voler du temps. Il lisait dans les toilettes où personne ne le dérangeait. il lisait dans la nature prétextant d'autres besognes pour pouvoir s'éloigner.
Ses souvenirs n’avaient pas pâli comme les gens ont l’habitude de dire. Non, ses souvenirs étaient comme une aquarelle qui aurait été exposée à la pluie. Les couleurs s’étaient mélangées, la peinture était plus abstraite, intéressante encore mais avec des stries noirâtres là où l’eau avait entraîné trop de couleurs dans sa course rapide.
Le bateau accosta. Le Pirée l’accueillit avec son agitation naturelle jetant ses pensées dans le brouhaha généralisé où elles se perdirent.
Le lendemain, le travail sembla se faire tout seul. Eleni poussa son lourd chariot en chantonnant, salua les clients chaleureusement et fit les chambres avec le même dévouement que d'habitude. La seule ombre au bonheur qui la transportait de la sorte fut l'impossibilité de le partager avec quelqu'un. Une victoire ignorée perd toute sa saveur. L'immense joie qui habitait Eleni ce matin-là avait besoin de se répandre et d'exulter, comme l'oiseau recherche une branche où se poser pour chanter.
« La guirlande colorée qu’il avait suspendue au-dessus de la porte de leur maison pour lui donner un air de fête exécuta une petite danse au gré du vent, venant du large. »
Le cavalier lui parut le plus difficile à manœuvrer avec ses sauts capricieux et imprévisibles. Elle dut relire trois fois la phrase: "Si un cavalier est installé sur une case noire, seules les cases blanches les plus proches et non contigües lui sont accessibles et vice versa".
Précautionneusement, elle avançait son premier pion et pénétrait alors dans l'espace qu'elle avait fait sien, celui des soixante-quatre cases qui, pour quelques heures, se substituerait au monde.
"Les gens font bien plus confiance aux idées qu' ils
se sont forgées qu' à leur discernement immédiat"...
« « Je vais offrir un jeu d’échecs à Panis pour son anniversaire. Nous pourrons apprendre à jouer ensemble. » Cette idée la frôla comme une robe de soirée satinée glisse sur l’épaule nue d’une danseuse dans la lumière scintillante des lustres. Elle ne déambulera pas sur les Champs-Elysées à la tombée de la nuit, elle ne prendra pas le café sur les grands boulevards et elle n’apprendra pas cette langue envoûtante. Mais elle jouera aux échecs avec son mari comme le font les femmes élégantes de Paris. Ce fut le projet le plus audacieux et le plus fou qu’Eleni ait jamais conçu. Elle en eut le souffle coupé. »