Porto Ercole, le 18 juillet 1610. Deux forteresses construites par les Espagnols au XVe siècle sur le Monte Argentario se font face, dominées par la mer : Fort Filippo II et la Rocca. La vieille ville à flanc de colline exhibe ses ocres, ses anciennes bâtisses, ses ruelles fleuries.
Sur une plage déserte de la côte toscane, Caravaggio parle, seul, au seuil de la mort. Oublions sa langue pâteuse, ses emportements. Le vin qui coule de ses mots a suri. Mélange de sang et de sueur. C’est un tremblement de chemins inachevés que les replis de la mémoire dévoilent.
Est-ce donc toi le doux monstre au seuil de l'empire ?
Où-est ton orgueil, où ta rage de femme ?
Tu corromps tout élan d'homme par le feu de ton âtre.
Qu'as-tu fait du secret du temple ?
Où sont les offrandes aux morts,
Les larmes du soleil : l'Or ?
Tu abrèges l'office sur la pierre d'autel.
Tu prodigues des caresses, tu distribues des bontés
Qu'as-tu fait de tes cruautés ? De tes rites sanglants ?
Ô Rome, ne le vois-tu pas ? Mes saints sont proches des hommes, mes saints sont des mortels. Alors pourquoi le naturel de mes œuvres religieuses te dérange-t-il ? Qu’est-ce qu’un corps qui parle à son semblable un langage de chair, et proche de la réalité, peut-il te révulser à ce point ?
Chimères, souvenirs et regrets se mêlent dans un vain combat sans relâche, sans répit. Cherchez le sel du repentir du côté des larmes, l’apaisement au sein même de la cruauté. La rose fanée est dans sa paume, serrée, au-delà des souvenirs. L’homme est sans défense, ses jambes ne le portent plus. Seule sa parole fait barrage contre l’abîme. Il entend des voix, ouvre la bouche, bégaie des mots hasardeux, insensés : il délire. Il a des visions fantasmagoriques. Ce sont les mots du rivage ; le rivage où se dénoue un destin singulier.
Avant d’aller enseigner la leçon de la lumière et de la nuit partout où le vent s’essouffle, Marzio, inscris tout simplement ceci sur ma tombe, précédé de mon nom : « Chevalier de Jérusalem, 38 ans, neuf mois et vingt jours. »
« Languisce al fin. » Il s’éteint enfin.
Je porte mes années d’exil comme d’autres leurs fardeaux. S’exiler est tout sauf fuir. S’exiler c’est tous les jours compter les pas incertains qui nous séparent de notre point de départ, les pas qui nous éloignent de notre lieu d’enracinement éphémère. S’exiler, c’est refuser de s’enraciner. C’est à chaque instant prendre la mesure du manque, parcourir à rebours les travées du silence, combler ces lieux absents par autre chose que les saisons mortes de l’univers, hôtes de notre présent perpétuel. Toutes les choses qui nous entourent sont investies de ces non-lieux, de ces absences, de ce présent qui ne finit pas d’échapper au passé. Qui nous rattrape.
Je voudrais marcher jusqu’à la Piazza Giovanni in Laterano, revoir ce qui m’émeut encore, la foule riante, l’atmosphère suave, le divin et le païen, le sacré et le profane – Rome ne craint pas les contrastes – la lumière grenat du soir sur la Basilique Saint-Jean-de-Latran, la mère de toutes les églises de Rome et du monde. Entrer, libre. Rester des heures dans la solitude. Éprouver ce qu’il y a encore à éprouver sous le dais de la foi qui ne se résume aux suppliques ou à la mortification de la chair, au-delà de tout ce qui est humain.