Pour le chantre du royaume d'enfance en poésie, la géographie précède toujours l'histoire.Que serait donc Saint- John Perse sans la Guadeloupe? Que serait Giono sans la Provence ? Faulkner sans le Sud? Que serait Aimé Césaire, " le laminaire " , sans la faune et la flore de la Martinique ? De la même manière, sans l'héritage culturel bantou de Loango, sans la luxuriance du fleuve Congo, il n'y a pas de poésie de Tchicaya U Tam' si.
( p.58)
Tchicaya U Tam'Si a toujours eu la même insolence à l'égard de Senghor. C'était pour lui la seule facon de mettre à distance ce baobab envahissant qu'était Senghor. Ce qui ne l'a pas empêché de le défendre le jour où Bernard Frank a minimisé, en 1984, l'entrée de Senghor à l'académie française (...)
À ce paternalisme confondant, la réaction de Tchicaya U Tam'Si est sans équivoque.La voici:
" Beaucoup de Français l'ignorent encore: ils ne sont plus les seuls propriétaires de leur langue. Ils la partagent aussi avec les Nègres d'Afrique, qui l'a parlent, la chantent. L'écrivent aussi.[...] Oui ! Il y a L. Senghor .Mais il n'est pas certain que
ce soit à ce titre que les Immortels du quai Conti en feront leur pair.C'est que l'on sait vaguement qu'il est poète, un très grand poète. Bernard Frank ne semble pas y croire (...)
( p.67 )
Le poète se veut voyant.Une poétique. Soit.Mais également une politique.Ces vers auraient pu être l'hymne de son pays et de l'Afrique, tant ils sont prémonitoires au regard de l'actualité du continent sans cesse livré à la terreur et à l'anarchie, un continent où les enfants abandonnés à eux-mêmes, tentent vaille que vaille d'assurer leur survie en devenant des enfants soldats; une actualité d'un continent où les enfants dorment à la belle étoile (...) accusés de sorcellerie, meurent en plein ciel ou dans une soute d'avion ou à l'île Lampedusa, fuyant la misère.
( p.44)
À la sortie de ce roman, une coquille dans la presse congolaise annonçait la parution des " Médusés".Elle ne croyait pas si bien dire.Sans le savoir, elle résumait " Les Méduses", dans la mesure où il est question ici d'un roman sur les traumatismes psychiques subis par le colonisé, au moment de sa rencontre avec l'homme blanc.
( p.99)
Forêt baroque et terre de souffrance
Souvent en retrait dans la cour de récréation, il s'enfonce dans la solitude.
" Être interdit d'enfance, interdit de jeux d'enfance, dira-t-il plus tard, m'a poursuivi longtemps.Je ne pouvais participer à aucun jeu.(...)j'étais rejeté par les autres parce que je ne pouvais pas courir. Alors, la mauvaise saison aidant et ayant un pied qui était presque un baromètre, j'étais handicapé, je restais dans mon coin.Quand on est seul, ou on est fou ou on est poète...Alors je suis devenu poète ." Non seulement il le devient, mais mieux: les camarades, par dérision ou par méchanceté, le surnomment " Le poète ".Il joue le jeu: oui, il est poète.
( p.29)
On cite souvent votre nom avec ceux de Césaire et de Maunick, vous sentez-vous proche de ces deux poètes?
-proche...je connais l'un et l'autre .j'ai lu l'un et l'autre. Il y a voisinage. Est-ce que le cheminement de leur œuvre et la mienne procède de la même façon? je ne le pense pas . Césaire a une langue d'une richesse que je ne peux ambitionner. Je pense que les gens qui me trouvent hermétique s'abusent beaucoup, car mon vocabulaire est tout ce qu'il y a de plus restreint. Il est même assez élémentaire. Il n'y a pas dans mon œuvre la recherche du mot qu'il y a chez Césaire . quant au type d'inspiration.. Césaire veut se retrouver nègre. Je n'ai pas cette préoccupation là.
Dans " L'Hirondelle avant l'orage"Robert Litell décrit une promenade du poète Ossip Mandelstam dans Moscou, aux côtés de la poétesse Anna Akhmatova.
Après avoir constaté que le monde se ferme sur lui, puisque se sachant condamné pour avoir écrit une épigramme contre Staline, Mandelstam conclut : "Je suppose que je ne devrais pas me plaindre. J'ai la chance de vivre dans un pays où la poésie compte.On tue des gens parce qu'ils en lisent et parce qu'ils en écrivent "
Cruelle ironie, mais témoignant d'une réalité : jamais aucun pays n'a autant célébré ses Poètes ; jamais aucun pays ne les a en même temps autant sacrifiés.
Nous écrivons une littérature d'une mauvaise conscience, la littérature de la mauvaise conscience de l'Occident et de la France
Au moment où le père connaît sur la rive droite du fleuve Congo sa disgrâce politique, son fils vit sur la rive gauche en sa qualité de journaliste une expérience politique exaltante aux côtés de Patrice Lumumba.
( p.49)
"Epitomé, le bréviaire d'une passion "
"Epitomé" inspiré par la disparition de Patrice Lumumba, fait voler en éclats cette sérénité retrouvée. "Epitomée" est un recueil de la révolte, dans lequel Tchicaya U tam'si privatise le deuil de tout un continent. Dans "A Triche coeur", le poète se confondait avec le pays natal; ici il s'assimile à Lumumba, qui se confond avec le Congo. Et cette identification est double : il est le poète, la voix des sans voix, celle de tous ses compatriotes endeuillés. Il est ensuite, en sa qualité d'ancien journaliste, le messager de Lumumba.
Et ce, d'autant plus, qu'il est intrigué par une coïncidence troublante : son père meurt la même année que Patrice Lumumba, à un jour d'intervalle. Tout est signe pour un poète...
Les intellectuels africains, et ceux de la diaspora, ont vécu la disparition de Lumumba comme un séisme. dans une formule devenue célèbre, Frantz Fanon a dit ne pas "se pardonner" cette mort. Formule qui trahit le sentiment général des intellectuels du monde noir : celui de ne pas avoir su être à la hauteur du combat de Lumumba. dès sa disparition, Aimé Césaire écrit "Une saison au Congo", un tombeau à sa mémoire (...)
(p. 52)