On racontait, cette année-là, l'histoire d'une petite fille de l'usine Hobhouse qui, en essayant de dégager sa soeur prise dans les rouages d'une machine, avait elle aussi eu le bras arraché; les deux fillettes avaient saigné jusqu'à la mort avant d'avoir pu être emportées à l'infirmerie.
[...] Ces deux fillettes étaient les seuls soutiens d'une mère malade et de six frères et soeurs en bas âge ; depuis l'âge de huit ans, elles se levaient tous les matins à trois heures et demie pour se rendre à pied à l'usine de Nethercoats, distante de plusieurs kilomètres, où elles travaillaient quatorze heures d'affilée avant de rentrer chez elles dans la nuit, comme elles en étaient parties, le plus souvent les pieds en sang et, non moins fréquemment, les épaules couvertes de bleus sous les coups de ceinture du contremaître.
Ce que je veux, Joël, c'est savoir si je suis mariée ou non. C'est tout l'un ou tout l'autre. Si je suis mariée, je serai fidèle à mon mari comme j'attends de lui qu'il me soit fidèle. Je veux aussi qu'il soit mon amant et mon ami le plus cher. Je veux qu'il compte sur moi pour le soutenir et le guider là où j'en suis capable, comme je veux me reposer sur lui en tout ce qu'il peut et sait mieux faire que moi. Je veux avoir confiance en lui comme il a confiance en moi. Quoi qu'il m'arrive, que mes jours soient marqués d'incidents insignifiants ou comiques, d'évènements tragiques ou exaltants, je veux pouvoir tout lui dire, tout partager, comme je veux qu'il obéisse au même besoin vis-à-vis de moi. Je veux que nous ne considérions tous deux les joies et les peines que pleinement ressenties avec la participation de l'autre, pour le meilleur et pour le pire. Je veux accepter ses défauts avec ses qualités, sa force avec ses faiblesses.Je veux pour mari un homme tel qu'il est, tout comme il me voudra pour femme telle que je suis. Si je suis vraiment et pleinement mariée, alors je refuserai la fiction qui impose à la femme un rôle de femme et à l'homme un rôle d'homme. Nous devrons être deux, mais de la même race, de la même espèce, différents de nature mais égaux ou comparables dans nos capacités, chacun de nous donnant à l'autre le meilleur de ce qu'il est. Voilà ce que je veux - si je suis mariée.
Il doit pourtant y en avoir un, me disait-elle. Quelqu'un finira bien par me remarquer et comprendre qu'il lui est désormais impossible de vivre sans moi... Oui, je sais, je me suis remise à lire des romans, ce qui déplaît infiniment à Hannah, mais les choses doivent pourtant bien se passer ainsi, de temps en temps du moins. Sinon, comment ferait-on pour savoir ce qu'il faut mettre dans ce genre d'histoires ?
Je dormais encore quand, à cinq heures et demie très précises, elle se refermait bruyamment pour séparer les courageux qui, tôt levés, méritaient leur plein salaire des paresseux qui en étaient indignes. Mais j'étais dehors à huit heures et demie, l'heure du petit déjeuner, quand les grilles se rouvraient un quart d'heure pour laisser entrer les retardataires, réprimandés et mis à l'amende, pendant que les autres, au travail depuis déjà trois heures, sortaient dans la cour respirer l'air pollué de fumée noire, avaler en hâte un quignon de pain frotté de saindoux et se soulager avant que les machines repartent, car il leur faudrait alors demander la permission de s'absenter de leur poste.
Dans la société où nous vivons, les femmes intelligentes ne sont pas les plus heureuses, crois-moi, les hommes les désirent mais ils en ont peur.
Je savais aussi qu'elle recouvrait des injustices choquantes et une pauvreté telle que, sur dix volontaires prêts à porter les armes au Transvaal, quatre devaient être réformés pour cause de malnutrition.
On voyait toujours, à la grille, une file d'enfants, fillettes de cinq ou six ans portant un paquet de chiffons ressemblant à des poupées mais qui, en fait, étaient des bébés qu'elles amenaient à l'usine pour être nourris par leurs mères. On voyait alors les femmes se détacher de la foule, donner le sein à leur nourrisson qu'elles rendaient à leur nurse de cinq ans avant de retourner en hâte à leur atelier, entourées de deux ou trois enfants plus âgés.
La soudaine apparition de l'industrie et des machines avait donné naissance à une race d'hommes jusqu'alors inconnue, d'hommes sans passé ni prestige qui avaient découvert, pour acquérir la fortune, d'autres voies que la possession héréditaire de vastes domaines ou le maniement des armes, et qui devenaient trop riches, trop remuants et trop exigeants pour que la noblesse continuât d'ignorer leur existence.
Avant que les usines n'apparaissent, Virginie, pas un seul de ces tisserands ne gagnait moins de trente shillings par semaine, alors que maintenant certains doivent se contenter de quatre shillings, à peine de quoi survivre, mais assez pour s'obstiner, s'accrocher et exécuter les quelques travaux que nous voulons bien encore leur sous-traiter, et le faire chez eux, comprends-tu ? Quand j'étais jeune, vois-tu, ils mangeaient de la viande et du pain blanc, ils avaient de quoi s'offrir de temps à temps une bouteille de rhum, mais maintenant ils n'ont plus que du porridge et des pommes de terre, et quand même cela vient à manquer ils doivent se rabattre sur la soupe d'orties, oui, d'orties, dont ils te diront que c'est bon si tu avais l'audace d'aller leur demander ce qu'ils en pensent. Pauvres diables...
Eût-elle ouvertement fait preuve de malveillance à mon égard qu'il m'eût été plus facile de haïr la femme de mon père, sans remords et la conscience nette. Mais sa méchanceté, plutôt bénigne, provenait surtout de son désir d'être une épouse pour mon père et non une mère pour son enfant. Je dois aussi avouer n'avoir jamais fait le moindre effort pour me rendre aimable à ses yeux.