Buchi Emecheta

En son for intérieur, la perspective de déménager n'allait pas sans une ombre d’inquiétude. C'était un mélange de scepticisme et de volonté de ne pas tabler sur de vains espoirs, mais derrière tout ça, il fallait bien l'admettre, il y avait aussi la crainte. Elle n'était pas du tout sûre de vouloir être relogée pour le moment, pas du tout sûre d'être prête à affronter le monde extérieur sans la chaleur humaine revigorante que lui apportaient les gens de la cité.

"Suppose qu'il n'y ait jamais d'hiver, cette période où toute créature vivante semble disparaître de la surface de la terre, les oiseaux seraient toujours là, ils feraient partie du paysage quotidien et elle n'aurait pas remarqué celui-là ni écouté sa chanson timide. N'est-ce pas cela ce qu'il nous faudrait en Afrique, d'avoir un long hiver où il n'y aurait ni soleil, ni oiseaux, ni fleurs sauvages ni chaleur ? Cela ferait de nous une nation d'introvertis, peut-être, et quand le printemps finirait par arriver, nous saurions tous apprécier le chant des oiseaux. Qu'est-ce que cela veut dire ? La nature n'a-t-elle pas été trop clémente envers nous, en nous privant de la capacité de nous réveiller de notre sommeil tropical pour savoir qu'une chose simple comme le chant d'un oiseau gris, par un lundi matin humide de printemps, était une source d'inspiration ? Était-ce pour cela que les premiers Européens arrivés en Afrique, pensaient que les Noirs étaient paresseux à cause de leur environnement trop luxuriant qui les privait de la capacité de penser par eux-mêmes ?"

« Supposez que nous disions toutes : "C'est bon, ça m'est égal. Je suis grosse, je reste grosse, je m'en moque ; je suis maigre, je reste maigre. Je ne suis pas obligée de me plier aux diktats de la société." Que se passe-t-il alors ? » voulut savoir Missy.
« Et où trouveras-tu le courage nécessaire ? Ici, au Nigeria ? Si tu fais ça, on va dire que tu es indépendante, que tu es une féministe, et les hommes se sauveront bien loin de toi », dit Mme Nwaizu d'un air entendu.
« Mais qu'y a-t-il de mal à être féministe ? Ma mère est féministe. Elle est mariée et elle m'a eue, après tout ! » déclara Missy.
« Nous sommes encore loin d'en être là. Ici, le féminisme signifie tout ce que la société réprouve chez les femmes : l'indépendance, le franc-parler, l'immoralité, tous les maux auxquels tu peux penser. Aussi, même les femmes instruites qui sont classiquement féministes et libérées dans leurs attitudes, reviennent vous dire "mais je suis douce et je ne me fais pas mousser". »
Avant que Mme Nwaizu ait fini sa phrase, toutes les jeunes femmes rassemblées dans cette petite pièce à Malabor s'étaient mises à rire avec un abandon insouciant. La situation hypocrite dans laquelle se mettaient certaines femmes modernes était d'une évidence aveuglante.

À quoi bon leur expliquer que, dans son pays, elle avait été dans une école coloniale dont le niveau était égal à celui des meilleures écoles de filles de Londres. À quoi bon leur dire qu'elle n'était pas analphabète, comme ils le croyaient, et que même ici, dans leur pays, elle était employée du gouvernement ? Elle les regarda, eut vaguement la nausée, puis rentra, claquant bruyamment sa porte derrière elle.

Non que la femme instruite fût un phénomène nouveau dans un pays comme le Nigeria au début des années quatre-vingts, mais ce qu'il y avait d'inhabituel chez celle-ci, c'est qu'elle avait son franc-parler , presque autant que les villageoises dont les filles avaient été au Royaume-uni, en étaient revenues et pratiquaient maintenant l'hypocrisie à la perfection. Ces "y-est-allées", comme on les appelait, avaient appris à feindre l'ignorance, car c'était la seule façon de se trouver un mari, la seule façon de survivre avec leurs idées romantiques sur la condition féminine. Elles passaient tant de temps à être femmes qu'elles avaient complètement oublié à quoi servait leur instruction.

"Pleure ! Criait Uzo. Pleure, car ton père qui est parti pour l’hôpital il y a quelques semaines est maintenant de retour. Il est de retour ! Il est revenu ! Notre père est de retour ! Ma Blakie, viens accueillir ton mari qui est parti pour l’hôpital il y a quelques semaines, car il est de retour pour t’adresser son dernier adieu.
Alors, les enfants comprirent. On avait ramené le corps de leur père."

Votre mère n’est qu’une femme et les femmes ne sont censées n’avoir pas de caractère. Une famille sans père est une famille sans tête, une famille sans abri, une famille sans parent en fait, une famille qui n’existe pas.

Ils ne lui donnaient même pas un délai, le temps de la connaître, pour la juger. Il était hors de question d'en faire des amis. Il lui faudrait s'occuper seulement de ses affaires. Ce que ces gens ressentaient envers elle, c'était du ressentiment. Elle avait fait empirer la situation en avouant qu'elle ne s'était jamais servie de colite avant. Comment aurait-elle pu savoir comment on s'en sert ? Elle était née sous les tropiques, où la température moyenne du jour tourne autour de trente degrés. Comment les gens peuvent-ils être aussi ignorants ?