"Mais vous m'aviez-parlé d'une pharmacie!
- Absolument. C'est une librairie pharmacie. Regardez..."
La vieille dame avait pris un livre sur une étagère et le tendait maintenant à l'homme pâle:
"Dix pages le matin, dix autres à midi, et vingt avant de dormir."
L'homme hocha une énième fois la tête et sortit, le livre sous le bras.
"Vous voyez? Dit Emelina. Ici, on prescrit les livres comme des médicaments.
- Ce qu'ils sont effectivement, reprit la vieille libraire, puisqu'ils aident à guérir l'esprit."
- Pourtant les livres nous éloignent de la réalité ...
- Ils nous aident à prendre nos distances avec la réalité, précisa la vieille femme. En lisant, nous faisons tous, d'une manière ou d'une autre, la même chose que nos patients : nous nous identifions aux personnages et nous revivons leurs aventures. Et comme vous l'avez fait remarquer, cela nous éloigne pendant quelque temps de notre quotidien. Mais s'il s'agit d'un bon livre, autrement dit d'une oeuvre qui stimule notre imagination, qui nous fait réfléchir et nous incite à nous poser des questions, alors nous revenons ensuite au monde un peu plus forts et un peu plus sages qu'avant.
Quel est le plus fou, celui qui se résigne à vivre dans un monde injuste, ou celui qui lutte pour le changer, fût ce en bataillant contre des moulins à vent ?
- Où allons-nous ? demanda Lucrecio, tandis qu'ils sortaient de la maison.
- Dans une bibliothèque très spéciale.
Calvino habitait dans la faubourgs de la ville. Tournant le dos au centre, ils marchèrent plus d'une demi-heure avant d'arriver devant un grand bâtiment sombre ceint d'une haute grille rouillée.
"Voila qui ne ressemble pas à une bibliothèque, commenta Lucrecio.
- Normal : c'est un asile de fous, dit Calvino en appuyant sur la sonnette qui jouxtait le portail.
- Mais tu m'as dit que nous allions dans une bibliothèque !
- Je t'ai dit que nous allions dans une bibliothèque très spéciale", précisa Calvino.
Mais comme disait Napoléon , la taille n'est pas la grandeur.
Même s'il est logique que les nigauds les confondent.
Je comprends qu'on puisse se prendre pour, mettons, Ulysse, mais comment peut-on se prendre pour L'Odyssée?
- C'est très simple, mon cher. On se prend un jour pour Ulysse, le lendemain pour Pénélope, le surlendemain pour Polyphème...
- Ou pour tous à la fois, dit Calvino.
-Il y a aussi ceux qui se prennent pour un auteur, ou plutôt pour l'ensemble de ses œuvres et des personnages de ses œuvres, poursuivit Emelina. J'aimerais vous présenter notre Andersen, mais il est profondément endormi sur sept matelas, comme la Princesse au Petite pois, et il se lève toujours très tard.
"Dix pages le matin, dix autres à midi, et vingt avant de dormir."
L'homme hocha une énième fois la tête et sortit, le livre sous le bras.
"Vous voyez ? dit Emelina. Ici, on prescrit les livres comme des médicaments.
- Ce qu'ils sont effectivement, reprit la vieille libraire, puisqu'ils aident à guérir l'esprit.
- Mais puisque les fous qui vivent ici se prennent pour des personnages de romans, n'est-il pas contre-productif de les encourager à lire ? objecta Lucrecio.
- Bien au contraire, répondit la libraire. Les patients qui arrivent dans notre établissement ont souvent de graves problèmes, et s'identifier à des personnages de romans améliore considérablement leur état.
- Je croyais qu'ils étaient devenus fous à force de lire, comme Don Quichotte.
- Croyez-vous réellement que Don Quichotte soit devenu fou à cause des livres ? [...]
- Nous avons un hôte qui s'identifie à Italo Calvino, le célèbre écrivain italien, expliqua Emelina. Il est actuellement en haut d'un arbre, comme le Baron perché. Il discute avec Tarzan.
je peut savoir votre nom ?
oui