Qu'elles aient basculé dans le luxe, façon Brazier, ou soient restées fidèles à une cuisine plus économe, les mères avaient nourri la ville entière. On passait de l'une à l'autre comme on change de chemise, se régalant ici d'une tarte légère à la praline, là d'un saint-marcellin crémeux ou d'une salade de cochonnailles. Souvent du solide, parfois de l'aérien. Toujours des produits frais. Pas de congélateur et quelquefois (chez les anciennes) pas de frigo. Elles formaient à elles seules une famille méconnue, hétéroclite et laborieuse, dessinant une géographie sociale de la ville, déroulant un siècle d'histoire. Elles avaient façonné les quartiers, les avaient bercés, accompagnés. C'est qu'elles avaient tenu des lustres ! Pas une qui ne soit restée à son restaurant, à son territoire moins de vingt ans, trente ans, parfois plus - une vie entière. Pas de turn-over chez les mères. Le piano, c'était pour la vie. p.98
Et puis les Clerc, c'était quelque chose. La famille la plus riche du village. ça m'a tourné la tête. J'étais bien bête aussi ! ON me l'a fait payer cher. Le nerf de bœuf m'a laissé des traces partout sur le corps des semaines durant. Et les mots que j'ai entendus et ceux qui étaient en-dessous, ceux qu'on n'entendait pas, ça m'a laissé des traces aussi. Mais je n'ai pas pleuré. Même quand j'ai appris qu'il était mort, mon bel oiseau. Il a fait partie des premiers gazés, les premiers soldats tombés sur le front de la Grande Guerre. Au point où j'en étais, ça ne m'a rien fait, juste l'étonnement. Plus tard, son oncle Léon est venu me voir, c'était le seul gentil. p.49
Regretter, c'est comme d'être jaloux, ça bouffe la tête pour pas un rond, ce n'était pas le genre de la maison. Surtout maintenant à quatre-vingt-six ans. p.122
Une ville qui est au bord d'un fleuve, c'est une ville qui est auprès de quelque chose... de quelqu'un plutôt, je dirais qui est en train de partir. p.60
- Le Lyonnais, il aime pas les légumes ! interrompit Marius sur un ton sans réplique. p.116