Quand un homme ne sait plus quoi dire à une femme, il l'embrasse.
Stave embrasse les abords du regard: partout, sur des centaines de mètres carrés, des monceaux de ruines accumulées. Tout au long de ces docks qui s'étendent sur deux à trois cents mètres, des murs soufflés, des façades de brique à moitié effondrées, des cheminées détruites, des amas de métal fondu sous une épouvantable chaleur, des ronces et des oxalis foisonnant entre les pavés cassés, soulevés, des môles à l'épais béton recouvert d'un manteau végétal vert de grisé. Puis c'est l'Elbe aux flots gris et rapides qui coule au-delà des derniers docks. Plus loin encore, des ruines et encore des ruines. Seule, isolée comme une gigantesque stèle funéraire, la flèche de l'église Saint-Michel émerge de la brume de chaleur.
Les Trümmerfrauen évacuent à mains nues d'innombrables mètres cubes de gravats dans la ville en ruines. Sans cela, Hambourg étoufferait sous les décombres - et sans les tuiles intactes qu'elles dégagent laborieusement, sans les tuyaux et les conduites, les fenêtres et les portes qu'elles arrachent au déblais, aucune maison ne serait encore reconstruite.
Nous voilà seuls, et il ne nous reste plus qu'à reconstruire sur nos monceaux de ruines. Un âge d'or pour des personnes industrieuses - trafiquants de marché noir ou honnêtes commerçants.
L'art est un plaisir onéreux.
Un paysage de désolation où des murs éventrés se dressent comme les décors d'un film muet expressionniste dans la lueur jaune et douteuse des phares.
On ne peut pas continuer à végéter ainsi, dans les ruines du passé.
Cette sérénité toute récente vient certainement du fait que, depuis la guerre, les femmes sont devenues des soutiens de famille (...) les femmes ont su organiser tout le nécessaire aussi bien que les hommes. Au minimum aussi bien. Mais elles en payent le prix fort, et pas seulement par la fatigue, le surmenage. Bien des mariages n'ont pas tenu quand les hommes sont rentrés après des années de guerre: ils n'ont pas supporté que leurs épouses se débrouillent mieux qu'eux dans ce monde étranger de ruines et de marchés clandestins.
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DEBUT OU LA FIN (de la trilogie) ?
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" La balle du pistolet est plus rapide que le son. Elle frappe l’inspecteur principal Frank Stave à la poitrine, avant même qu’il entende la détonation. Elle a pénétré sous le cœur, un coup qui le projette à la renverse sur les débris d’un mur de briques éboulé. Je ne ressens rien, se dit-il, je n’ai pas mal. Une constatation qui l’effraye plus que le sang qui s’échappe de la blessure, se répand sur son ventre, chaud et visqueux. Une respiration à petit feu. Un goût métallique dans la bouche. Un bruissement dans les oreilles. Stave presse la main droite sur le point d’impact. Il est allongé sur le dos. À travers la charpente disloquée d’un toit, il porte le regard sur un ciel bas et gris. Des tourbillons de poussière dansent dans l’air. Ça pue le moisi et le vieux ciment. Il souhaite qu’enfin la douleur le submerge. Mais c’est l’obscurité qui l’envahit. Il s’enfonce de plus en plus dans une eau épaisse, noire. Je t’en supplie, douleur, viens enfin. Si je n’ai pas mal, je mourrai, se dit Stave, juste avant de ne plus penser à rien.
Lorsqu’il se réveille, il sent enfin la douleur : une ceinture de feu qui flambe et circule autour de sa poitrine et une lame de couteau qui s’y enfonce à chaque souffle. L’inspecteur principal sourit, soulagé. Des murs blancs, une lumière crue qui le transperce, l’odeur de Lysol. Hôpital. Cette fois, il ne résiste pas, se laisse aller. Dormir."
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Enfants perdus, sauvages, familles disparues. C'est ce que notre génération leur a fait subir. Nous en faisons des orphelins, nous réduisons leur monde à l'état de ruines, nous refusons de les accueillir, nous ns nous occupons absolument pas d'eux. Finira-t-on tout de même par punir leurs assassins?