Le 24 novembre 2020, Gorian Delpâture, dans le cadre de l'émission Entrez Sans Frapper (RTBF) nous présente CHINATOWN, INTERIEUR" de Charles Yu, traduit par Aurélie Thiria-Meulemans aux éditions Aux forges de Vulcain, et lauréat du National Book Award 2020.
"De l'humour, de l'intelligence, qui méritait bien le National Book Award!"
Pour en savoir plus sur ce livre :
https://www.auxforgesdevulcain.fr/collections/fiction/chinatown-interieur/
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La lettre est arrivée aujourd'hui, et c'est raté : je ne suis toujours pas un super-héros.
" Cher candidat - ça commence mal - malgré les qualités de votre candidature, bla bla, nous avons le regret de vous informer que bla."
Je passe en revue la liste des admis. La plupart étaient à l'université avec moi. C'est le mélange habituel de gens beaux et forts. Une bonne moitié de pyromanciens. Quelques maitres de la glace. Une demi-douzaine de télépathes. Deux barbares, un métamorphe, l'occasionnel génie des sciences.
Leur seul point commun est que tous sans exception savent voler.
Moi, je ne sais pas voler. D'ailleurs, je ne sais pas faire grand-chose. Pour ma défense, ce n'est pas comme si j'en demandais beaucoup. Je ne tiens pas à être la tête d'affiche. Tout ce dont j'ai besoin, c'est un costume, une cape, une mission de temps en temps, de quoi payer le loyer et les courses. Mais ce ne sera pas pour cette année.
La bonne nouvelle, c'est qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter : aucune chance que vous changiez le passé.
La mauvaise nouvelle, c'est qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter : vous aurez beau vous donner tout le mal du monde, aucune chance que vous changiez le passé.
Oh et puis la merde.
Tout va de travers.
C'est le jour que tout le monde redoute : le jour où votre vie s'arrête d'avancer et se met à tourner en rond.
Parce qu’on n’a pas notre place. Pas dans cette histoire. Si quelqu’un dans la rue vous montrait ma photo, vous diriez quoi ? Ah ouais, un mec Asiat’, un type Asiat’, un Asiat’. Combien diraient : c’est un Américain ? Qu’est-ce qui fait qu’un Asiat’ est si difficile à intégrer ? (...)
Pourquoi n’a-t-il pas de rôle dans Noir et Blanc ? La vraie question c’est : qui a le droit d’être américain ? À quoi ressemble un Américain ? On se retrouve piégés dans des rôles de guest-stars au sein d’un petit ghetto dans un épisode spécial. Des personnages mineurs enfermés au cœur d’une histoire qui ne sait pas trop quoi faire de nous. Après deux siècles passés ici, pourquoi ne sommes-nous toujours pas des Américains ? Pourquoi est-ce qu’on se fait toujours virer de l’histoire ?
Nom d'une Ursula K. Le Guin, TAMMY a encore raison.
Si seulement nous pouvions nous arrêter à tout moment pour changer le cours de nos vies. Les remanier.
Que serions-nous capables d'accomplir ? Prêts à faire ? En quoi nos vies seraient-elles différentes? Au lieu de nous inquiéter des choses habituelles – que faire ensuite, que faire en premier, que faire en règle générale, à chaque tournant, même pour les plus décisions les plus anodines -, on se demanderait aussi ce que nous devrions faire hier, l'an dernier, et il deviendrait impossible de justifier la moindre décision. Et voilà que nous étions entre deux minutes, entre deux instants. Nous sommes restés assis dans cette caisse sans être bien sûrs de savoir où ni quand nous étions, mais certains d'être en transit dans un espace entre deux espaces, un temps entre deux temps, une sorte de fossé interstitiel séparant deux moments, un sous-espace que nous seuls habitions.
La vie n'est, dans une certaine mesure, qu'un long dialogue qu'on a avec son avenir sur toutes les façons dont on va se mettre dans la mouise au cours des prochaines années.
Excuse-moi, euh... toi ?
Je t'écoute.
T'es la révision scénaristique, c'est ça ? On est dans la navette des rayés du script ?
T'as deviné.
Tu crois qu'on pourrait s'arrêter pour récupérer Ed, alors ?
Sans problème. C'est qui, Ed ?
Mon chien.
Mes fichiers ne font aucune mention d'un chien.
C'est parce que, techniquement, il n'existait pas.
Tu as pris une rature du scénar' comme animal de compagnie ?
Ouais.
Il songea bien à soumettre quelque jeune fille à un enchantement, mais il n'avait nul don pour la magie, c'était donc exclu. S'il voulait trouver une belle damoiselle à épousailler, il allait devoir s'y prendre à l'ancienne : en la piégeant. Non, je blague. Il lui fallait trouver une femme qui aurait des exigences suffisamment basses pour lui laisser une chance.
Entre le libre arbitre et le déterminisme se cachent ces minuscules brèches, d'imperceptibles lacunes, et ce sont ces interstices volitifs, ces noeuds et ces creux, la matière et l'éther, le tout et son absence, qui, pris ensemble, scindent puis relient les moments, mon histoire, mes actes. C'est au coeur de ces interstices, ces temps d'arrêt où la science fictionnelle se délite, où ni la science ni la fiction n'ont droit d'entrée, que l'illusoire instant présent existe.
Et donc, je suis confronté à un choix.
Je peux laisser la vie m'arriver.
Ou alors, je peux la prendre à bras le corps et me l'approprier. Je peux vivre ancré dans mon présent, risquer l'échec, y courir.
Vues de l'extérieur, ces deux alternatives ont l'air de revenir au même. Ce serait le cas d'ailleurs, parce que quoi que je fasse, ma vie sera la même. Quoi que je fasse, un jour viendra où je n'aurai plus rien. La seule différence, c'est que je peux choisir de faire tout ça, décider de vivre ainsi : délibérément, exprès.