Cercle polar : le roman noir part à la campagne .
Polar des villes, polar des champs. A l'instar des Américains qui marient volontiers "nature writing" et roman noir, les Français se mettent au rural noir. Cercle polar part en campagne pour trois romans : "Les animaux" de l'Américain Christian Kiefer, "Les larmes noires sur la terre" de Sandrine Collette et "Seules les bêtes" de Colin Niel.
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Au cours de cet hiver, tu apprends que chaque personne se fabrique un monde à sa manière. Quelquefois, les détails de ces vies s'expriment sous la forme de modestes cadres éraflés, posés sur un comptoir ou accrochés au mur par un clou tordu.
Ray a continué à porter l’uniforme, comme si, en le gardant toujours sur lui, il lui était possible de l’incorporer à sa chair et de devenir enfin un véritable Américain. N’était-ce pas dans ce but qu’il avait boutonné la chemise militaire sur son torse nu, enfilé le pantalon et lacé les bottes ? Dans ce but qu’il avait tiré sur les nazis en France, regardé ses camarades se faire réduire en charpie jour après jour et nuit après nuit, dans tout le sud de l’Europe ? Est-ce que cela ne faisait pas enfin de lui, au bout du compte, un Américain ?
Tu ne le sais pas encore, mais viendra un moment, un temps relativement proche, où la personne que tu as été te fera l'effet d'un parfait étranger, d'un double irréel exilé au fond de ta mémoire.
« Dans le cœur du soldat , la souffrance de la guerre ressemblait étrangement à celle de l’amour. C’était une espèce de nostalgie , pareille à l’infinie tristesse d’un monde au crépuscule .
Une tristesse et un manque , une douleur capable de vous projeter brusquement dans le passé . »
BÁO NINH .
La vie nous tue, de toute façon.
Ray Takahashi revint au mois d’août. À ce moment-là nous avions relégué cette histoire dans le passé – ou du moins avions-nous essayé de le faire –, et ce que l’on pouvait éprouver d’inquiétude ou même de culpabilité avait cédé la place à un mélange d’exultation et de désespoir, car nos garçons étaient maintenant de retour, transformés par la guerre. Chez certains, il ne subsistait plus qu’une absence là où s’était trouvé un bras ou une jambe ; d’autres revenaient brisés par des expériences dont nous ne saurions jamais rien.
La silhouette de la ville évoquait une cité fantôme émergeant d'une nappe de brouillard gris foncé, que frangeait, dans sa partie haute, une bande de lumière d'un blanc pur qui m'a rappelé, une fois de plus, les volutes de fumée de mon addiction.
Et toi, créature isolée, inutilement compliquée, habitant d'un univers totalement étranger (...). Ce que tu perçois, toi, ce sont des menaces, des désastres, et des horreurs que ces créatures ne pourraient même pas imaginer, le cercle du temps déformé, écrasé, devenu un ruban mince et coupant, rectiligne et uni, dont le fil acéré ne cesse d'éventrer la bulle fragile où tous les animaux courent, chassent et paissent.
J’ignore quel est le nombre des décès au Vietnam dont je suis responsable, ce qui est une manière adroite de dire que je ne sais pas combien de gens j’ai tués. (…)
Que dire de tous ces gens que j’avais assassinés ? Ils avaient eu un nom, tous ces gens, et ils avaient reçu de l’amour, ils avaient eu un père et une mère, des grands-parents, certains parmi eux étaient même des enfants. Et moi je n’avais eu qu’à lancer des appels radio pour que les Phantoms arrivent avec leur napalm et leur phosphore blanc, leurs roquettes Zuni et Sidewinder, et que tous ces individus se transforment en colonnes de cendres emportées par les pluies de la mousson. Ces gens à qui l’on avait donné un nom et de l’amour.
Cependant, j’en suis venu plus tard à comprendre que cette tragédie a aussi été une histoire d’amour, non seulement pour Ray Takahashi mais également pour Evelyn qui, en posant les yeux sur un enfant, sentit jaillir en elle une émotion si déroutante qu’elle faillit en perdre le souffle, et qui pourtant se détourna de lui et le laissa à Seattle, comme si, en l’abandonnant, elle avait pu annihiler tout un pan de son histoire, le supprimer à la fois de sa mémoire et de celle de sa famille, et même, peut-être, de la mémoire de la ville.