Le père Jules, dit Michel Simon à propos de son personnage de L'Atalante, n'a rien contre la société. Il l'ignore. La vomir c'est quelque chose, l'ignorer c'est bien mieux : c'est l'indispensable condition de la sérénité....
La mise en scène de " La Grande Illusion " est organisée à chaque instant de manière à laisser éclore les singularités et à tisser entre elles tous les liens de relations possible.
Par sa mobilité, le regard de Renoir indique que ces relations seront changeantes, difficiles, risquées, surprenantes, mais par son attention continue, il dit aussi qu'il s'en voudrait beaucoup de rompre la belle coulée du temps vécu ensemble par les prisonniers.
Renoir finira par avouer : " il ne m'a pas été possible de prendre parti pour aucun de mes personnages."
Je comprend à présent comment certains films sont produits qui n'auraient jamais dû l'être. Ils n'appartiennent pas à des créateurs tourmentés par le risque, dans la mesure même où ils ne s'adressent pas à des spectateurs libres de leurs choix, mais à des diffuseurs qui les ont placés dans leur grille de programme avant même de les avoir vus.
Le gigantesque boa de la diffusion, emporté par son appétit, ne peut manquer d'atteindre et dévorer le coeur de la création...
" Le Cirque " est l'évènement cinématographique de cet hiver 1928.
Au même moment, le docteur Louis Ferdinand Destouches met la dernière main à un comédie intitulée L'Eglise. Il a chargé Bardamu, son protagoniste, d'en résumer la philosophie : " La vérité de ce monde, hein, c'est la mort. La vie c'est une ivresse, un mensonge".
Je suis sûr que Chaplin, s'il l'avait entendue, aurait applaudi à cette réplique.
Un seul acteur au monde pouvait procurer à " Boudu sauvé des eaux " la vigueur, la candeur et la hauteur mythologique indispensables ; Michel Simon, anarchiste élizabétain de premier rang.
J'ai encore dans l'oreille le son tranquille de sa voix lorsqu'il prononçait le serment : " J'ai voué une haine à la société qui s'éteindra avec moi ".
Certains figurants rassemblés sur le plateau de M le Maudit de Fritz Lang pour la scène du tribunal des bas-fonds étaient bien trop " criants de vérité " pour se contenter de leurs cachets d'acteurs de complément.
Au cours du tournage, une descente de police avait interrompu une séance de prise de vues et s'était avérée fructueuse : 26 arrestations.
Chaplin m'a donné à jamais le goût de l'intensité
Renoir m'a appris à vivre
Tati, lui, m'a appris à voir...!
Le survivant que je suis ne peut donc que saluer une fois de plus messieurs Renoir, Rossellini, Hawks, Pagnol, Lubitsch, Rouch, Rohmer, Jarmusch, qui auraient tous pu contresigner cette seconde affirmation de Bachelard :
" Pour l'instant, rendons-nous compte que toute connaissance de l'intimité des choses est immédiatement un poème ".
Il n'y a pas d'autre mot que le mot " besoin " pour exprimer ce que je ressens.
J'ai besoin désormais de Woody Allen comme j'ai toujours eu besoin de Renoir, de Trenet, de Tati, de Cocteau, de Marcel Aymé et d'Ernst Lubitsch.
Ils sont " les amis de ma joie ".
Ceux par qui le présent se transfigure en présences.
Les très grands comédiens d'autrefois, Laughton, Jouvet, Michel Simon, possédaient un sens de l'effet, inné sans nul doute, mais muri aussi considérablement, par des centaines de soirées passées sur les planches du théâtre.
La virtuosité de ces monstres, qui connaissent le poids et la portée exacte du moindre regard et du moindre silence, qui pouvaient en faire beaucoup, comme Jules Berry, Dalio, Robert Le Vigan, ou en faire le moins possible comme Gabin et Jouvet, en étant sûrs de nous atteindre et de nous captiver.