Je sais que l’unique chant…
Je sais que l’unique chant,
de tous les chants anciens le seul digne,
l’unique poésie,
est celle qui se tait et aime toujours ce monde,
cette solitude qui rend fou et vous dépouille.
//Antonio Gamoneda (1931 -)
//Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet
IL EXISTAIT TES MAINS
Un jour le monde devint silencieux ;
les arbres, là-haut, étaient profonds et majestueux,
et nous sentions sous notre peau
le mouvement de la terre.
Tes mains furent douces dans les miennes
et j’ai senti en même temps la gravité et la lumière,
et que tu vivais dans mon coeur.
Tout était vérité sous les arbres,
tout était vérité. Je comprenais
toutes choses comme on comprend
un fruit avec la bouche, une lumière avec les yeux.
Antonio GAMONEDA
Versets de la genèse
Extrait 4
La nuit entre comme un cri
dans le silence des murs,
elle propage frayeurs et veilles,
elle vibre au profond des pierres,
laissant l’avalanche de son épaisseur
entre les corps qui s’aiment,
et sur le papier griffonné
la nuit entre aussi
//José Manuel Caballero Bonald (1926 -)
Quand je suis encore la vie
À Justo Jorge Padrón
La vie m’entoure, comme durant ces années
maintenant perdues, après la magnificence
d’un monde éternel. La rose estafilade
de la mer, les couleurs estompées
des jardins, le fracas des pigeons
dans l’air, la vie autour de moi,
quand je suis encore la vie.
Avec la magnificence d’autrefois, les yeux vieillis,
et un amour lassé.
Quelle espérance à présent ? Vivre ;
et aimer, tandis que le cœur s’épuise,
un monde fidèle, bien que périssable.
Aimer le rêve brisé de la vie
et, en dépit de l’échec, ne pas maudire
cette vieille duperie d’éternité.
Et notre cœur se console car il sait
que le monde aurait pu être une belle vérité.
//Francisco Brines (22/01/1932 -)
L’oiseau
La femme te tient dans le creux de sa main et te berce,
elle referme ses doigts sur toi et te soutient.
Elle te montre ave tant de précaution, avec tant de soin,
telle une âme à l’abri dans son trou, tel un signe perdu
de ce qui n’est plus et peut avant palpitait,
de ce petit bonheur que nous tâchons de retenir un instant,
un plaisir et une candeur qui nous échappent aussitôt.
// Esperanza López Parada (1962 -)
/ Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet
Blues de l’escalier
Une femme monte l’escalier
avec un chaudron rempli de peines.
La femme monte l’escalier
avec le chaudron de ses peines.
J’ai croisé une femme dans l’escalier
qui a baissé les yeux en me voyant.
J’ai croisé la femme et son chaudron.
Je n’aurai plus de paix dans l’escalier.
//Antonio Gamoneda (1931 -)
Désolation de miroirs
Hommage à Luis Cernuda
Non ta voix n’est plus tristesse, mais ombre.
Un blond épi de pleurs
te berce comme une belle pénombre.
Ton front altier, aile légère et très fraîche
qui enflamme la nuit.
Sur tes lèvres
passent les fleuves, désirs qui sont nuages.
Tes yeux abattus, vertige de l’amour
et ton corps telle une mer de bonheur.
Seules
tes pupilles son tristes, mais tu chantes.
La mémoire te guette, sa ténèbre.
Tu vis et meurs et meurs en toutes choses. Tu ne rêves plus.
Désolation de miroirs.
Qui donc surveille ?
La lampe s’éteint.
/Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet
Qu’y pouvons-nous ?
Et maintenant
l’âme vide une fois
encore,
je contemple le lent partage des jours
qui me poussent vers je ne sais quel destin
sombre, pressenti
sans curiosité aucune. C’est ennuyeux
de savoir et de ne pas savoir, de se tromper
et d’avoir raison. Et d’être sûr de soi
est aussi insupportable dans bien des cas
que douter, céder, se décomposer.
Rassuré, sain et sauf, maintenant
que la douleur est passée,
j’observe l’inquiétude comme s’il s’agissait d’une trace
fondue sur mon dos
avec l’épais limon
des évènements quotidiens, voués
‒ avant que d’être des souvenirs – à l’oubli.
L’indifférence face à son propre sort
n’est pas meilleure compagne que l’angoisse,
et mon sourire
(quand le hasard nous met,
mon vieil amour,
face à face)
ne représente autre chose que l’absence
d’un geste plus juste
pour signifier la sèche, la douloureuse,
l’irréparable perte des larmes.
//Angel González (1925 – 2008)
Il ne faut pas te leurrer
À Carlos Clementson
Tu sais que c’est inutile,
il ne faut pas te leurrer.
Aussi loin que tu ailles
jamais tu ne seras allé loin.
Tu pourras aller et venir
par les cieux et les mers :
Denver, Valparaiso,
les cabanes lépreuses
de Dharbang, l’automne
dans les érables de l’Ontario,
les nuits guaranis,
bleutées et musicales,
les filles des îles,
leurs chœurs ondulants,
leurs seins innocents,
leurs guirlandes souriantes
de bienvenue... Mais
tu sais que la fuite
ne sera jamais véritable,
partout où tu iras
tu retrouveras toujours
cette même tristesse.
Car là où tu seras allé
là tu te retrouveras
19 -XII- 87
//Miguel D’ors (1946 -)
/ Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet
Rien n’est pareil
La larme fut bonheur.
Oublions
les pleurs
et recommençons,
avec patience,
en observant les choses
jusqu’à trouver l’infime différence
qui les sépare
de leur entité d’hier
et qui définit
le passage du temps et son efficacité.
À quoi bon pleurer pour le fruit
qui a chu
pour l’échec
de ce profond désir,
compact avec une graine de semence ?
Il n’est pas bon de répéter ce qui est déjà dit.
Après avoir parlé,
avoir versé des larmes,
faites silence et souriez :
rien n’est pareil.
Il y aura des mots nouveaux pour la nouvelle histoire
et nous devons les trouver avant qu’il ne soit trop tard.
// Angel González (1925 – 2008)
/Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet,