Performance de Thomas Clerc
Dessins en direct de Jochen Gerner
L'écrivain Thomas Clerc et l'artiste et illustrateur Jochen Gerner se sont rencontrés dans le cadre de l'exposition « Hôtel Primavera » à la Maison des Arts de Bages (dans l'Aude) pendant l'été 2023. Leur admiration réciproque pour Marcel Duchamp scelle leur complicité artistique qui s'illustre dans un ouvrage publié pour l'occasion. C'est de ce travail commun que naît cette performance, pensée comme une nouvelle variation de leur rencontre.
À lire Jochen Gerner, Hôtel Primavera, texte de Thomas Clerc, éd. Bertrand Chauveau, 2023.
Son : Adrien Vicherat
Lumière : Patrice Lecadre assisté de Hannah Droulin
Direction technique : Guillaume Parra
Vidéo : Claire Jarlan
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J'ai roulé à 140 avec l'autoradio à tue-tête par la vitre ouverte dans la nuit.
LE POÈTE EST OMNISTRUCTUREL
Le névrosé demande : pourquoi ne m’a-t-on pas invité ?
Le paranoïaque suggère : pourquoi m’a-t-on invité ?
L’hystérique crie : je suis bien invité ?
Et le psychotique lâche : je vais tous vous inviter !
Place Robert-Desnos
(…) une vile escroquerie. 2 fois trahi par la société, Desnos fut dénoncé comme juif en 1943, puis déporté comme écrivain dans des coins déshérités de la capitale, que son nom est chargé de poétiser. L’imposition de noms lyriques sur des lieux horribles est un truc éculé.
1 Judas nommé loisir
L’oeilleton est à hauteur de cou, il me faut donc courber l’échine. Posture de surveillance éphémère: rares sont les personnes qui franchissent le seuil de mon appartement, plus rares encore les visites intempestives, et rarissimes les fois où les 2 coïncident et justifieraient un coup d’oeil préventif, c’est-à-dire les moments où des inconnus se présentent à ma porte. La déformation que permet la loupe arrondie du judas produit un effet proche de l’anamorphose. Je fais parfois de ce petit panoptique une minuscule base de loisirs d’où j’épie les personnes qui montent ou descendent l’escalier — panorama complet si la scène est parlante, les trahisons de palier prolongeant celles d’alcôve.
"Ce qu'on dit de soi est toujours poésie", écrit Renan dans la préface de ses "Souvenirs d'enfance et de jeunesse", avouant par là qu'une image exacte de soi n'est pas seulement impossible, elle est en outre sans intérêt.
p. 77
LE ROI DES ANIMAUX
Tu vois le lion
c’est le roi des animaux dit le père
à son fils
et ça me dégoûte
au-delà de toute expression
j’y vois régner
le zoo entier
le père inculquant à son fils
comme dans un clip
pour l’assurance-vie
qu’il y a des rois des métaphores
usées comme les eaux moi je n’aime
ni les catachrèses
ni les animaux ni les rois
ni les rois des animaux ni les pères
ni les fils ni les leçons ni
les dessins mille fois
déjà animés.
Pour le dire clairement, il n'y a jamais rien à manger chez moi. Je ne pourrais pas tenir 1 siège dans mon camp retranché: les grosses armoires fournies des maisons chaleureuses, les pots de confiture maison, les drageoirs à épices ont déserté. Je ne vis pas dans 1 conte de fées familial, mais dans 1 univers austère où tout élément tire son énergie d'1 contexte froid, comme 1 seule orange illumine la nappe blanche.
La cuisine
Obsédé par le gain de place plus encore que par le retranchement, j'ai fait de la cuisine 1 ventre serré. Cet économisme ne me déprime pas, je n'y vois qu'1 manière de vivre comme 1 autre, qui cherche à cantonner la bouche au minimum : le monde naturel est assez mal fait de ce côté-là, le fait de devoir se nourrir 3 fois par jour (4 en comptant le goûter) m'accable. Je tiens dans cette répétition pénible 1 argument fort contre l'existence de dieu, qui a gâté le plaisir délicieux de se nourrir en le quadruplant quotidiennement au lieu de le dédoubler simplement - signe d'une fausse puissance qui confond richesse et répétition, et enchaîne l'homme à son ventre. L'ennui d'être mobilisé par les courses, qui ne se résout qu'à coups de stratagèmes et de sursauts de volonté, est redoublé par celui de préparer le repas, qui lui-même implique la vaisselle et son rangement, le tout étant conditionné par la récurrente interrogation du « quoi manger ? ».
Macérer
Le bain, on le voit, est l'occasion pour moi contemplatif de me livrer aux rêveries, sentiments et ressentiments, élucubrations diverses, théories avortées, ressassement de phrases sonores, souvenirs, projets, essais de phrases, pensées ou obsessions dérivant d'une macération calme de tout mon être. J'ai refait le monde moins dans des cafés que dans des baignoires, seul avec moi-même, me tripotant corps et âme, ruminant dans la petite prairie liquide et tiède. Le bain est 1 des rares activités passives dont la synesthésie s'obtient à peu de frais : le toucher, la vue du net, l'odorat du propre, le gout même de l’eau chaude, et le doux bruit du clapotis ou du débit offrent un moment d'art de vie total dont je connais peu d'équivalents.
À l’exclusion du sexuel, la nudité est naturelle dans la salle de bains et la chambre ; possible aux toilettes ; furtive dans le salon et l’entrée, qu’il faut traverser pour rejoindre la salle de bains ; incongrue dans la cuisine ou le bureau ; désagréable dans la cave. Le plaisir d’être nu chez soi est 1 performance douce.
Le cauchemar : le camp de nudistes, attentat contre l’érotisme, qui culmine dans la supérette où l’on fait ses courses à poil.