Mais j'aime que tous ces mots m'entourent, comme de grands frères veillant sur mes balbutiements. Pourvu qu'ils n'émettent ni jugements ni conseils, qu'ils la ferment. (p. 24)
J'aime les livres . Pourquoi ? Je me sens peut-être protégé par eux, comme dans un abri par des sacs de sable: ces épaisseurs de phrases, de pensée...ces milliers d'auteurs qui ont réfléchi des heures, des années, avant de passer aux aveux écrits (...) Cela me rassure de les sentir tapis quelque part, dans le temps, ces travailleurs pas pressés, moi qui ne rencontre partout que des impulsifs qui me reprochent de prendre mon temps, comme si c'était à eux que je le prenais. Ils me cautionnent, ces écrivains, ils m'encouragent à m'entourer de défenses invisibles faites de coussins, de rêves, de cloisons, de matelas transparents. (p. 24)
Ayant élevé l'imprévoyance- pour ne pas dire l'irresponsabilité- au rang de vertu cardinale, je m'efforce d'exorciser cet avenir qualifié de "bel", dont on me menace depuis que j'ai l'âge de dire "non", et qui jette son ombre refroidissante sur les journées de chasse où je tente de capturer, sans lui faire de mal, ce bel oiseau chanteur que je nomme le présent. (p. 83)
Tout compte fait, c'est elle qui a raison. Je me dis parfois que bibliothécaire conviendrait mieux à ma passivité, mais je crains qu'on ne me réclame une masse de diplômes, et d'avoir affaire à des érudits. ET puis, une bibliothèque, c'est trop grand; je me diluerais là-dedans. Pour bien percevoir mon écho, il me faut un territoire restreint. (p. 27)
Je n'ai ni bon goût ni charmant mauvais goût; lorsque j'achète des souliers, je ne vais ni chez le bon ni chez le mauvais chausseur, mais chez le premier qui se trouve sur mon chemin. Je suis, sauf à mes propres yeux et aux yeux d'une ou deux créatures de mon espèce, un être assez remarquablement inintéressant. (p. 92)
Non, pas un cadeau trop somptueux, elle prendrait cela pour l'aveu déguisé d'un attachement éternel. Attachement: ce mot seul me cause un malaise; déjà qu'à moi-même j'ai tant de peine à m'attacher ...(p. 127)
A propos de chaque péniche remontant de Conflans vers Paris, mon père inventait une légende. Et puisqu'elles venaient vers nous, ces péniches, chargées d'or, d'ébène, d'ivoire, d'animaux inconnus et de fruits exotiques, qu'avais-je besoin, moi, de m'aventurer dans le vaste monde ?
Voilà le père qui est demeuré en moi : une indulgence, le goût de l'affabulation, une incuriosité d'explorer les lointains. Cette incuriosité est en moi devenue méfiance, cette indulgence , propension à m'octroyer l'absolution lorsque l'entourage me la refuse; les péniches fabuleuses continuent à me fournir en denrées exotiques dont le quotidien est avare. (p. 75)
Les mecs, quand ils vous ont eu possédées, c'est pas croyable ce que ça peut leur enfler la calebasse. Merde, c'est quand même pas rien de s'arranger avec cette putain d'existence, et les rapports avec les mecs, évidemment que c'est un plus, mais c'est pas ça qui facilite la vie. Quand on voit comme c'est mignon le zizi d'un petit môme, et que ça lui sert qu'à pisser, jamais on croirait l'importance que ça prend. En volume, mais surtout dans la tronche. À croire que baiser, ça sert qu'à une chose, c'est à plus y penser. Me faites pas dire que ça sert à faire des mômes, parce que franchement, c'est à ça qu'on pense ? Si c'était que ça, il y aurait pas de quoi se faire de la chose un cinéma permanent. Et ne me faites pas dire que nous, les nanas, ça nous travaille pas, mais peut-être pas en proportion. Ce qui nous travaille peut-être le plus, c'est de nous assurer que eux, ça les travaille.
Après le ciné on est allé bouffer dans un chinois. C'était une famille ça avait l'air, le père en cuisine, la mère, un garçon, une fille en salle. D'une manière comme d'une autre, ils se ressemblent tous, et quand ils causent, on sait pas s'ils s'engueulent ou s'ils causent comme nous on causerait. C'est aussi à se demander, nous, quand on s'engueule, si eux, ils se rendent compte.
- On a raison, dis-je à ma mère, de s'occuper de Dieu. Je trouve même qu'on ne s'en occupe pas assez.
de surprise, elle lâche son sécateur, se retourne :
-c'est toi qui dis ça ?
-Mais Dieu, dis-je, ouvrant des yeux candides, a toujours été mon principal interlocuteur. C'est moi qui fournis l'essentiel de la conversation, mais enfin, même peu bavard, il tient sa place. (...)
Glabre ou barbue, je te respecte, vieille énigme. Mais allez expliquer cela à ma mère ! Je te respecte, mais à ma façon. Dieu ne réclame pas d'actions de grâces, il est trop gentleman. Mais le vieux renard a su rendre l'existence si parfaitement insipide que nous péririons d'ennui sans un peu d'au-delà, dont il conserve la gestion exclusive, sans jamais déroger à sa manie de l'incognito. Ainsi sommes-nous voués au mysticisme ou à l'indifférence. (p. 81-82)