« Je travaille toujours à la même chose : rendre la relation sexuelle authentique et précieuse au lieu de honteuse. Et c’est dans ce roman que je suis allé le plus loin. Pour moi, il est beau, tendre et frêle comme le moi dans sa nudité. »
Lettre de D.H. Lawrence à Nancy Pearn, le 12 avril 1927
Avec une telle profession de foi, c’est en toute confiance que j’ai abordé cette lecture. Cela faisait longtemps que j’y songeais : le thème du livre et l’anathème dont il fut longtemps l’objet, la personnalité attachante de D.H Lawrence, le film que Pascale Ferran en a tiré, tout me séduisait. C’est donc nantie d’une indulgence et d’une bonne volonté inexpugnables que je me suis lancée dans la lecture de ce Classique de la littérature anglaise. Hélas, l’une et l’autre se sont assez vite fracassées contre la prose de l’auteur, souvent poussive, maladroite, parfois tellement emphatique que c’en est ridicule (beaucoup, mais alors beaucoup de points d’exclamation dans ce texte), parfois tellement triviale que c’en est gênant, une écriture méandreuse qui m’a donnée l’impression, sans doute à tort, de ne pas savoir où elle allait.
Au début, ça se présente plutôt bien. Le chapitre premier introduit assez efficacement, sinon élégamment, Connie, son mariage avec Sir Clifford Chatterley, le départ à la guerre de ce dernier, son retour en miettes : handicapé et impuissant. Avec le chapitre deux et la fin de la guerre, commence la nouvelle existence de Connie dans la sinistre demeure familiale des Chatterley, Wragby. :
« Leur existence se déroulait ainsi : dans le vide. Quant au reste c’était une non-existence. Wragby, les domestiques… n’avaient qu’une existence spectrale. »
Là, forcément, je tique un peu. Je me dis : voilà un propos qui réussit l’exploit d’être à la fois redondant et parfaitement creux. Pas terrible, mais pas de nature non plus à me faire abandonner ma lecture, d’autant que j’ai de la bonne volonté à revendre. Je poursuis donc. J’apprends que Clifford, profondément humilié par son handicap, ne veut voir personne à part les domestiques. Rien d’étonnant à cela, me dis-je, et je compatis avec la malheureuse Connie, obligée, dans la fleur de l’âge, de vivre recluse avec un handicapé acariâtre dans une demeure spectrale. Je me dis aussi : vivement l’entrée en scène du garde-chasse, que Connie (et moi aussi) nous distrayions un peu. J’en suis là de mes réflexions quand j’apprends incidemment au détour d’une phrase que « Clifford avait pas mal d’amis, ou plutôt de connaissances, qu’il recevait à Wragby. Il invitait toutes sortes d’écrivains, de critiques susceptibles de vanter les mérites de ses livres. Ils étaient flattés d’être accueillis à Wragby, et ils encensaient.»
C’est là, je crois, en plein milieu du deuxième chapitre, que j’ai commencé à douter de la cohérence de ce récit. Car de deux choses l’une. Soit Connie et Clifford mènent une vie d’ascètes solitaires dans laquelle il ne se passe strictement rien, soit ils reçoivent leurs amis et relations à Wragby. Les deux situations me semblent difficilement compatibles. Pas pour l’auteur, visiblement, qui continue comme si de rien n’était à nous parler des réceptions données à Wragby et du succès grandissant de Clifford. Bref, je me mets à douter, dès lors, une sorte d’engrenage fatal se met en branle. Je suis agacée. Oui, c’est un trait de ma personnalité que je déplore : je m’agace très facilement et il m’est très difficile, ensuite, de me dés-agacer. Donc, me voici passablement agacée, mais toujours engagée dans ma lecture, quand se produit un petit événement : l’entrée en scène au milieu de ce paysage figé d’un tiers personnage, Michaelis, auteur de pièces de théâtre, et dont je n’ai pas réussi à savoir s’il était au faîte du succès ou sur le déclin. Mais là n’est pas l’essentiel. Il devient l’amant de Connie, et surtout il fournit l’occasion à l’auteur qui, manifestement, n’aime pas beaucoup Michaelis, de nous gratifier de quelques unes de ces métaphores dont j’ai découvert, par la suite, qu’il avait le secret :
« Les hommes étaient bien tous les mêmes, ils oubliaient l’essentiel. Ils perdaient la tête, ils partaient comme des pétards, et ils s’attendaient qu’on les suive au ciel, eux et leurs zizis. »
« La déesse du Succès, cette chienne, faisait tirer la langue à des milliers de chiens haletants. Si l’on doit juger au résultat, le premier qui la possède est un caïd parmi les chiens. Michaelis pouvait donc redresser la queue. »
Je précise pour ceux qui auraient, comme moi, l’esprit mal tourné, que la polysémie du mot « queue » en français n’a pas son équivalent en anglais, « tail ». J’ai vérifié. D’ailleurs, tant que j’y étais, je me suis procurée la version anglaise, car, après tout, on n’est jamais à l’abri d’une très mauvaise traduction. La traduction de Pierre Nordon, m’a paru suivre fidèlement le texte, peut-être un peu trop d’ailleurs. En tout cas, pour moi, ce fut le coup de grâce. Et si j’ai poursuivi ma lecture, c’est uniquement parce que je voulais faire la connaissance de Mellors, le garde-chasse. La rencontre n’a pas trop tardé, mais en revanche, j’ai dû encore pas mal patienter avant d’arriver au coeur du sujet : la liaison entre le susdit et Connie.
En attendant, j’ai dû endurer Michaelis, dont la caractéristique première, au lit, est de jouir en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. J’ai dû également endurer des discussions pseudo littéraires et pseudo politiques entre Clifford et ses invités, qui m’ont autant ennuyée que Connie. Sur ce point, nous étions manifestement en phase, elle et moi. En revanche, elle s’est aliénée définitivement ma sympathie quand, à une question un brin condescendante de Clifford sur le fait de savoir si elle avait ou non lu Proust, elle répond :
« J’ai essayé, mais il me rase », ajoutant, enfonçant le clou, clouant au pilori ce qu’il me restait d’indulgence à son égard :
« Il me rase avec toute cette subtilité ! Il n’a pas de sentiments personnels, il ne fait que disserter sur les sentiments. J’en ai assez de cette vanité mentale. »
Abasourdie, je fus. D’autant que cette remarque qui, je le dis au passage, dénote une profonde, une abyssale méconnaissance de Proust et de son oeuvre, n’est pas anodine. Elle participe d’une vision du monde éculée qui irrigue le livre de bout en bout : la conviction que le corps est irrémédiablement séparé de l’esprit, seul le corps permettant d’appréhender la réalité dans sa plénitude. Du reste, si Connie avait lu attentivement Proust, elle aurait vu que sur ce point, ils ne différaient pas tant que cela l’un de l’autre. Proust se méfie grandement de l’intelligence et considère que les sens sont le vecteur privilégié de la connaissance. Mais bien sûr, ce qui, chez Proust est infiniment subtil, devient opposition binaire chez Lawrence. Le roman se présente comme une fête des sens en contraste absolu avec l’intellect froid, calculateur, étriqué. En gros, Connie incarne la plénitude du corps, Clifford incarne l’esprit dans ce qu’il a de plus racorni, et Mellors, l’homme des bois, oscille entre ces deux pôles, affichant, du moins en paroles, une nette préférence pour le premier, en particulier pour son phallus auquel il voue une sainte vénération, et un vif mépris à l’égard du second. C’est tout à fait affligeant.
Il est assez piquant de constater que ce qui se présente comme une apologie de la sensualité, de l’amour, de la nature, m’ait paru à ce point creux et désincarné. Que les personnages, Clifford et Mellors en particulier, n’aient jamais pris corps sous mes yeux, l’un, Clifford, l’aristo intellectuel froid, handicapé et impuissant ressemblant à une métaphore, l’autre, Mellors, l’homme du peuple, le garde-chasse homme des bois éveillant Connie à la sensualité dissimulant mal le fait qu’il est un double fantasmé de l’auteur. En fait, les personnages de ce livre sont des idées, des archétypes avant d'être des personnages de chair et d’os. Je ne dis pas que c’est mal, je dis juste que je trouve cela prodigieusement ennuyeux.
Seul un passage a éveillé mon intérêt : celui où Clifford, coincé dans une côte herbeuse avec sa chaise roulante motorisée, s’acharne à vouloir la faire avancer sans l’aide de Connie ni de Mellors, finissant par s’embourber et manquant de peu flinguer le moteur, obligeant Mellors à prendre des risques pour le sortir de là. Cette fois-ci, situation et personnages sont véritablement incarnés : le sentiment d’humiliation de Clifford qu’il s’efforce de cacher derrière une surenchère dans l’arrogance ; la gêne de Connie tentant, avec tact et douceur, de ramener son mari à la raison; l’obligation de soumission de Mellors, qui refuse d’abdiquer sa dignité…
Pour ceux et celles qui, n’ayant pas encore lu ce livre, voudraient s’en faire une idée, disons, plus équilibrée et recueillir des avis nettement plus favorables que le mien, je les invite à lire les excellentes critiques de Fabinou7, ODP31, palamede, berni_29, LaBibliodOnee… sans oublier le savoureux pastiche de Pascontent.
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