… L’idée m’est venue qu’en buvant encore un peu de gin je m’assoupirais peut-être plus vite, et je suis donc allé chercher la bouteille sous l’évier de la cuisine en méditant sur le résidu de puritanisme qui poussait Martha à la remiser là, avec l’Ajax et les tampons Jex. C’était peut-être une vieille habitude sudiste, un tic hérité de son père…
…Ensuite un jour gris s’est levé dehors ; j’avais éclusé presque tout le café, et presque tout le gin. Voilà, c’était Ma Folle Nuit de Débauche, par Jernigan. Pendant que je lisais P.G. Wodehouse dans mon fauteuil Morris, un chanteur de rock new-yorkais passait probablement sa nuit à se faire planter des seringues pleines de coke et d’héro dans chaque bras par ses séides pendant qu’une groupie en jupe de cuir lui taillait des pipes. Bon, mais j’étais peut-être au bord du gouffre aussi. Mon gouffre à moi.
… La bouteille était encore à demi pleine : ça suffirait sans doute à m’étendre pour le compte. Je l’ai posée au pied du fauteuil Morris, je me suis assis en chien de fusil, les pieds repliés sous les fesses, et je me suis remis à lire en sifflant gorgée sur gorgée. Moi, boire au goulot, ça me donne un sentiment d’opulence ; c’est autre chose que de s’octroyer mesquinement des petits verres mesurés avec parcimonie…
Nous avons regardé la fin de Star Trek (c’était l’épisode où Kirk se dissocie en deux êtres distincts, un bon et un mauvais, et s’ aperçoit que sans la partie maléfique de sa personne il est devenu trop indécis pour commander le vaisseau Enterprise) et nous somme allés nous coucher. Martha s’est endormie, un bras en travers de ma poitrine. J’ai écarté son bras et je suis resté allongé là, l’esprit agité de pensées confuses. A cause de ce foutu café, et du reste aussi, bien entendu. Comment j’allais faire pour gagner ma vie, combien j’avais foiré mon rôle de père, s’il fallait que je me dépêtre du guêpier dans lequel je m’étais fourré avec Martha…
Je me disais qu'on peut être tellement défoncé que plus un mot, plus une idée, plus une image n'ont aucun sens, qu'on n'arrive plus à les relier à quoi que ce soit. Quand on est dans un état pareil, est-ce que la terreur elle-même devient une chose palpable ?