L'INTELLECTUEL ET SA CROYANCE - Didier Nordon
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=6474 L'INTELLECTUEL ET SA CROYANCE Didier Nordon PHILOSOPHIE ISBN : 2-7384-0794-4 • 189 pages.
Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Maigret, Nestor Burma...Ces héros relèvent d'un truc exploité par d'innombrables auteurs de romans policiers: à force de retrouver le même détective, le lecteur s'attache à lui et de roman en roman, est impatient de le revoir (...) Il n'y a toutefois pas que l'enquêteur auquel on peut s'attacher: il y a la victime. Et ce que ni la vie ni la science ne peuvent, la fiction le peut. J'attends donc qu'un auteur lance un nouveau truc: la série de romans policiers où réapparaît systématiquement la même victime. Aucun doute, le lecteur appréciera, de roman en roman, de retrouver le même malheureux assassiné chaque fois dans des circonstances plus horribles, et offrant un mystère toujours plus difficile à élucider.
Les spectateurs d'un débat apprécient autant, sinon plus, l'esprit de répartie ou l'art de mettre les rieurs avec soi que la pertinence ou la justesse de réflexion.
Le mieux,donc, qu'on puisse attendre d'un débat, c'est que, canalisant la violence, il aide la paix à se maintenir. Mais, pour réfléchir, ce n'est pas à lui qu'il faut recourir. C'est soit à la solitude, soit, si on veut se conformer à d'autres pensées, à la discussion, c'est-à-dire à un échange d'arguments dans lequel les rapports de forces ne jouent si possible aucun rôle. La discussion n'est pas un combat. Loin de la brutalité inhérente au débat public, elle exige finesse, attention à l'autre, aptitude à ne pas se figer sur une position. Un condition nécessaire est qu'elle se tienne en privé. Plutôt orale qu'écrite, elle se déroule sans autres témoins que ceux qui y participent. Moins ils sont, mieux cela vaut: cela diminue le danger qu'une "grande gueule" accapare la parole. La discussion permet une meilleure précision de pensée que le débat. Un mot maladroit lors d'un débat, et mon adversaire s'en empare, triomphe, ne me laisse me dépêtrer. Un mot maladroit lors d'une discussion, mon protagoniste le relève - je retire le mot, m'explique mieux, et la discussion repart, progresse.
Le savoir abstrait est un instrument idéal pour donner l'enivrante illusion qu'on est sorti de la naïveté. Le savant croit que la source de la naïveté réside dans l'ignorance, donc il s'imagine pouvoir vaincre la naïveté - ce qui est, bien sûr, suprêmement naïf.
Une luciole est un point tremblotant dans la nuit, et le nuit reste aussi profonde. Une étoile est un point éclatant dans la nuit, et la nuit reste aussi profonde. Bien des hommes ont peine à admettre qu'ils ne sont lumière que pour eux-mêmes et qu'ils laissent la nuit aussi profonde pour les autres.
Si les scientifiques se sentent si dépossédés de leur travail quand on le commente de l'extérieur, ce n'est pas seulement à cause d'un corporatisme ni plus ni moins vif chez eux qu'ailleurs. le fait est que les sciences et les discours à leur sujet sont hétérogènes. Les discours sur les sciences échappent aux lois et principes des sciences pour obéir à leur lois et principes à eux. hétérogénéité qu'on ne trouve pas en philosophie. Discourir sur la philosophie est encore philosopher; les philosophes n'ont donc pas de raisons de suspecter a priori ce genre de discours.
Interpréter un auteur marque des limites à sa toute-puissance, quoi qu'ils en aient, ils seront interprétés. Pour eux, les faux-sens (très déplaisant parfois) sont compensés par l'espoir d'une lecture riche. les interprétations forcées elles-mêmes peuvent être fructueuses. A cause de l'hétérogénéité que j'ai mentionnée, cela est rarement le cas dans les sciences modernes. Même bien disposé à leur égard, un commentaire extérieur est facilement perçu par les scientifiques comme une remise en question de leur suprématie sur leur propre champ. Entre interpréter un travail scientifique et en contester le rôle social ou intellectuel, il y a une marge qui paraît donc souvent mince.
C'est d'une pratique mathématique autre, dans l'enseignement et dans la recherche, que peut naître un contenu mathématique nouveau : sortir enfin du monde des experts ; se donner d'autres buts que la "science pour la science" ou bien (ce n'est pas contradictoire) la carrière ; se donner d'autres moyens que la course aux publications dans les revues pour seuls initiés. Non pour cesser de faire des mathématiques, mais pour trouver un rapport nouveau aux mathématiques. De même que la critique que l'on peut faire sur la tristesse sans chaleur humaine de la consommation dans les supermarchés où le client est seul et démuni face aux usines à bouffe, cette critique ne signifie évidemment pas qu'on cessera de manger après l'avènement de la société idéale. On tâchera d'avoir un autre rapport à la consommation. Tenter de faire des mathématiques qui ne soient pas élitistes n'est pas indépendant de la dénonciation du matraquage et de la sélection impitoyables que les enfants subissent à travers les mathématiques. Quand donc les mathématiciens se décideront ils à cesser d'être les bons élèves d'une société qui ne récompense si bien ses prix d'excellence que pour mieux exploiter ses "cancres" ?
Accepter le choix des Francais lorsque, démocratiquement, ils élisent président de la République Crapule plutôt que Faux Jeton, non sans offrir à l'occasion les honneurs du second tour à un nostalgique du fascisme, est une technique pour rendre supportable la vie en société. Mais cela ne peut en aucun cas donner un sens à l'existence. S'incliner devant une décision majoritaire n'est pas une raison de vivre. L'homme ne vit pas sans valeurs métaphysiques, et la démocratie n'en fournit pas. La conviction démocratique ne peut tenir lieu ni de morale ni de métaphysique.
Une société qui accepte les débats vaut mieux que la dictature et la prison pour ceux qui pensent de travers. Évidemment ! Mais le débat n'est qu'un moindre mal. C'est une conception lénifiante que de penser que, les arguments excessifs étant insignifiants, ils s'éliminent d'eux même, si bien que se dégage finalement une position moyenne, une appréciation nuancée et subtile. Comme si de coup de volant brutal en coup de volant brutal, on obtenait une trajectoire bien maîtrisée !
Chaque fois qu'un individu est élu, on a l'impression d'un voleur qui, par l'habileté de son baratin, a réussi à s'emparer d'un trésor. Il nous a eus. Suite à quoi, il garde le trésor pour lui, en fait ce que bon lui semble. Certes, le voleur ne rend pas le trésor, alors que l'élu remet son mandat en jeu. Mais que de mal entre-temps, que de trahisons ! Son mandat, en outre, ce n'est pas à nous qu'il le rend s'il est battu : il le transmet à un autre voleur.