Dominique Urvoy

Né à al-Hira en 192/808, Hunayn est donc lié à trois cultures : arabe, byzantine et persane, de façon complexe et contradictoire, non seulement entre elles, mais à l'intérieur de chacune. Il réussit pourtant à en faire une synthèse admirable. Dans sa ville natale, il se forme au syriaque. Puis il séjourne en Perse, où il étudie la langue et la science médicale. Sa'id d'Andalousie prétend qu'il étudia aussi l'arabe à Bassora avec le célèbre grammarien et lexicographe al-Halil ibn Ahmad; même si, d'un point de vue chronologique, cette thèse est impossible (un siècle séparant les deux hommes), elle témoigne de la réputation qu'avait Hunayn d'être un excellent connaisseur de la langue arabe.

Il s'agit pour nous d'enrichir les rares indications des biographes et des chroniqueurs par tous les compléments extérieurs dont nous pouvons disposer : la description de l'époque, des vicissitudes politiques et des tensions idéologiques; celle des caractéristiques des milieux où évolua notre personnage : milieux sociaux, professionnels ou politiques; celle, enfin, des mouvements d'idées auxquels il se rattacha ou qu'au contraire il combattit. Pour cela il nous sera parfois indispensable de prendre du recul, car en Islam le poids du passé, et plus exactement des origines, est beaucoup plus grand qu'en Occident.

Aristote était déjà bien connu des Arabes depuis le VIIIe siècle, et était devenu rapidement le "premier maître" d'une école qui, sous le nom de falsafa, ne faisait que reprendre en l'arabisant le nom grec de philosophia. Averroes ne "redécouvre" pas Aristote, mais il l'envisage tout différemment de ses prédécesseurs.
C'est donc l'esprit particulier avec lequel notre auteur andalou considère les penseurs grecs qui doit attirer l'attention, ce qui nous renvoie à des ses choix intellectuels, à ses motivations idéologiques, et à ce qui, dans le contexte de son temps, a pu les influencer.

Dans le monde occidental, la critique religieuse apparaît tardivement et triomphe assez rapidement, si bien qu'on a occulté les nombreuses et parfois remarquables réactions apologétiques qu'elle a provoquées. Dans le monde islamique, la critique religieuse s'est manifestée très tôt et, si elle a disparu devant l'affirmation des diverses orthodoxies, ce n'a pas été brutalement mais en se transformant progressivement. Que même sous ces transformations, elle ait été étouffée en fin de compte, n'empêche pas de voir si elle ne nous apprend pas, néanmoins, quelque chose.

"Les diverses confessions? elles pullulaient, toutes en désaccord, et chacune d'elles se composait de trois sortes de gens: ceux qui avaient hérité cette religion de leurs pères, ceux qu'on avait forcés, malgré leur répugnance, à entrer dans la secte, enfin ceux qui profitaient de la situation pour viser aux biens de ce monde. Tous se croyaient dans le vrai et sur la bonne route, tous pensaient que ceux qui n'étaient point avec eux vivaient dans l'égarement et l'erreur. Les désaccords abondaient au sujet du Créateur et de la création , du début et de la fin du monde, et d'autres problèmes du même genre. Chacun méprisait l'autre, était son ennemi et le dénigrait . je décidai alors de me retourner vers les savants appartenant à ces différentes sectes, de discuter avec eux et d'examiner les opinions qu'ils professaient, avec l'espoir que je pourrais ainsi distinguer le vrai de la vaine apparence, choisir alors cette vérité et m'y attacher avec confiance et certitude sans me fier à ce que je ne connaissais point ni obéir à des suggestions qui demeuraient au-delà de mon intelligence."
Ibn al Muqaffa.Kitab Kalila vva Dimna

De son oeuvre immense se détache un bref oppuscule, composé en 247/861-862 : "Modalité de l'appréhension de la vérité de la religion" (Kayfiyat idrak haqiqat al-diyana). ce texte à la fois suppose l'arrière-plan philosophico-scientifique de notre auteur, ainsi que sa conviction religieuse, et les transcende tous deux en une réflexion générale sur 'adhésion intime à une foi.
L'ouvrage se situe dans un contexte de discussion courtoise entre certains individus, mais d'inquisition sociale. Les débuts abbassides ont, en effet, connu un climat de grande liberté d'expression, où des souverains organisaient eux-mêmes des confrontations plus ou moins amicales entre représentants des diverses croyances officiellement reconnues dans l'empire, soit comme sectes de la religion officielle, soit comme religions tributaires. Mais par ailleurs l'islma a connu l'épisode du mu'tazilisme, attitude de justification rationelle de la Révélation coranique se prolongeant en une coterie politique. Le mu'tazilisme s'est d'abord imposé comme doctrine d'Etat mais, sous al-Mutawakkil, il s'est vu refouler, les deux processus ayant été chacun l'occasion d'inquisitions redoutables. Il n'est pas impossible que l'accusation dont a été victime, un moment, Hunayn se situe dans ce cadre.

Quels qu'aient été les sentiments du jeune Averroès jusque-là, quelle que soit la pression et l'attachement de ses parents aux Almoravides, cette date de 1149 et l'obligation qui est alors faite aux Cordouans d'adhérer explicitement à la doctrine almohade marquent une étape décisive dans sa vie. Le jeune homme de vingt-trois ans inscrira désormais son cheminement dans le nouveau cadre qui lui est proposé.

On a pu comparer Hunayn ibn Ishaq à Erasme, et G.Troupeau a souligné son rôle capital dans quatre domaines : il est un des savants les plus pluridisciplinaires de toute la période Antiquité-Moyen Age; il a eu le mérite d'assimiler la culture paienne grecque et de la confronter à sa propre culture syriaque chrétienne et à la culture arabe musulmane; il tient une place essentielle dans la transmission du savoir antique; il a pris au sérieux ses fonctions de diacre de l'Eglise nestorienne et a participé par ses écrits au dialogue islamo-chrétien.
Encore faut-il préciser que, tout en s'affirmant chrétien et pratiquant sa religion, il a eu des démêlés avec son catholicos qui l'a excommunié et dépouillé du zunnar, ceinture distinctive des chrétiens en pays d'islam. (...)
Tout ceci dessine une personnalité plus complexe qu'il n'y paraît à première vue : Hunayn n'est pas seulement un intellectuel rigoureux, un pur rationaliste; il est aussi un homme d'une grande sensibilité.

Un auteur indépendant n'est en effet pas nécessairement un auteur totalement isolé, ni même extérieur à tout mouvement collectif ou, dans le cas qui nous occupe ici, à toute forme de religion. certains sont tels, mais c'est l'exception. Le plus souvent il s'agit de quelqu'un qui prend suffisamment de recul tant vis à vis de son école de pensée que de sa religion pour pouvoir poser des questions fondamentales, procéder à des remises en question radicales. Ainsi Pascal est un auteur indépendant parce que, tout en faisant l'apologie du christianisme et en défendant la perspective janséniste, il transcende l'une et l'autre en une réflexion sur les conditions mêmes de la pensée et de la croyance. Comme pour Pascal, parmi les auteurs que nous envisagerons, il pourra arriver que celui-là même qui a soulevé une difficulté prétende la résoudre par ailleurs.

Averroès vient au monde à Cordoue, un mois seulement avant la disparition de son célèbre grand-père, en 1126. De son enfance on ne sait absolument rien. Aucun détail personnel ne permet de distinguer ce fils de notable, appelé à continuer la tradition familiale d'homme de religion.