Le désir est comme une pensée qui pense plus qu'elle ne pense ou plus que ce qu'elle pense.
La seule chose que la pensée ne puisse se donner c'est l'idée de l'infini.
Les modes de la conscience accédant aux objets sont essentiellement dépendants de l'essence des objets. Dieu lui-même ne peut connaître une chose matérielle qu'en tournant autour d'elle.
Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que tous les autres.
Dostoïevski
L’éthique signifie l’éclatement de l’unité originairement synthétique de l’expérience, et donc un au-delà de cette expérience même. Elle requiert un sujet supportant tout, sujet à tout, obéissant d’une obéissance précédant tout entendement, toute écoute du commendement. Il y a là un retournement de l’hétéronomie en autonomie, et c’est la façon dont l’infini se passe.
Le moi, devant autrui, est infiniment responsable.
La conscience est le pouvoir de dormir.
L'angoisse, d'après Heidegger, est l'expérience du néant. N'est-elle pas, au contraire, - si par mort on entend néant -, le fait qu'il est impossible de mourir ?
Que le rapport avec le divin traverse le rapport avec les hommes et coincide avec la justice sociale, voilà tout l'esprit de la Bible juive.
La conscience, c'est l'impossibilité d'envahir la réalité comme une végétation sauvage qui absorbe ou brise ou chasse tout ce qui l'entoure.
Regarder un regard, c'est regarder ce qui ne s'abandonne pas, ne se livre pas, mais qui vous vise: c'est regarder le visage.
Est violente toute action où l'on agit comme si on était seul à agir: comme si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action; est violente, par conséquent, aussi toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs.
Presque toute causalité est dans ce sens violente: la fabrication d'une chose, la satisfaction d'un besoin, le désir et même la connaissance d'un objet.
Si on pouvait posséder, saisir et connaître l'autre, il ne serait pas l'autre.
La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire. L’art de prévoir et de gagner par tous les moyens la guerre – la politique – s’impose dès lors, comme l’exercice même de la raison. La politique s’oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté.
Le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l'au-delà.
Vague de marais qui revient en léchant la plage en deça du firmament, spasme du temps qui conditionne la souvenance. Ainsi seulement je vois sans être vu. Je ne suis plus envahi par la nature, je ne plonge plus dans une ambiance ou dans une atmosphère. Ainsi seulement l’essence équivoque de la maison creuse des interstices dans la continuité de la terre.
la poésie du monde n'est-elle pas antérieure à la vérité des choses et inséparable de la proximité par excellence, de celle du prochain ou de la proximité du prochain par excellence. (p.122)
Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. Il y a d'abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. (...) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d'État, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».
« Éthique et infini ». Dialogues avec Philippe Nemo. Collection, L'espace intérieur. Fayard et Radio-France, Paris, 1982.