Qui niera que les humains - croyants ou non-croyants - vivent à 99 % de leur temps dans la pellicule des choses et d'eux-mêmes ? (...)
Seule notre acquisition d'une conscience des réalités spirituelles et intérieures nous permettra de changer notre regard sur le monde et sur nous-mêmes.
(Ultreïa! n°7)
Une fois les yeux fermés, le pratiquant invoque le nom « Allâh » en fixant, en « visualisant » (al-tashkîs) le graphisme lumineux de chacune de ses lettres :
En visualisant les lettres tu recevras Sa grâce,
Jusqu'à les voir apparaître aux horizons !
Mais ce n'est que dans ton cœur qu'elles se manifestent,
Et lorsque le Nom sera bien ancré en toi, s'en ira la
distraction
Agrandis ces lettres autant que tu peux,
Sur toute chose trace-les, vers le haut et vers le bas.
La visualisation du Nom réalisée, par sa lumière tu t'élèveras,
Et les mondes en toi s'anéantiront ! (Cheikh 'Alâwi)
Des textes en prose du cheikh 'Alâwi fournissent des détails sur cette pratique : l'origine et la longueur du souffle qui traverse le corps lors de la prononciation du Nom, les diverses couleurs qui peuvent apparaître et les différents modes de visualisation qui se succèdent...
Dans la tradition Shâdhilyya-Darqâwiyya, et donc 'Alâwiyya qui la prolonge, le nom « Allâh » doit être expiré jusqu'à l'extinction du souffle. Le Nom se résorbe alors dans la lettre finale, le h, c'est-à-dire la lettre arabe Hâ. Le cheikh 'Alâwî rappelle, à l'instar d'autres maîtres, qu'une des particularités du nom « Allâh » est que sa signification ne s'altère pas si l'on supprime les lettres qui le constituent, l'une après l'autre :
- si l'on ôte la première lettre (le alif), on obtient li-Llâh : « pour Dieu » ;
- si l'on ôte la deuxième (le premier lâm), on obtient la-Hu : « pour Lui » ;
- si l'on ôte la troisième (le second lâm), il reste Hâ, ou Hu : « Lui ».
La valeur initiatique du nom « Allâh » et de chacune de ses lettres est patente dans ce poème du cheikh 'Adda :
Le alif du nom « Allâh » est mon épée, le hâ' ma monture,
Et je tiens les rênes du double lâm !
[Ce Nom] est mon Burâq, lorsque je le veux il me fait parvenir au but,
Il est mon Ascension, lorsque je désire m'élever au
Lotus !
Le nom « Allâh » est mon secret, mon esprit, ma vie,
Mon ouïe, ma parole, et la lumière de ma vue !
La lettre ou le son Hâ', en particulier, a une teneur ésotérique majeure. Les soufis anciens voyaient déjà en lui « la quintessence du nom "Allâh" ». Pour Ibn 'Atâ' Allâh, il représente l'« Être absolu de Dieu », et pour le cheikh 'Alâwî, il est l'« essence même du Nom ». Le cheikh Bûzîdî rend compte ici de la densité initiatique de cette lettre :
Déambule dans la signification du Hâ,
Et perds-toi dans Celui qu'il nomme ! (pp. 211-213)
Lorsque je me suis totalement annihilé en Dieu
Ne resta plus de moi que le « Je » divin.
Dans les mondes sensible et subtil,
Je suis le chercheur, le Cherché !
Mon breuvage est à moi, provient de moi,
Et mon secret se trouve dans les créatures.
Comment pourrait-il y avoir un « deuxième » ?
Je suis celui qui boit, Celui qui est bu !
Je suis la coupe, je suis le Vin,
Je suis la porte, je suis la Présence !
Je suis la synthèse, je suis la multitude,
Je suis l'amant, je suis l'Aimé ! (Cheikh Bûzîdî, p. 326)
Le soufisme, parfum de l’islam, saveur de la vie, éveil à l’universel, acuité de la conscience, vigilance qui ne quittera plus l’âme, qu’elle le veuille ou non : une fois engagé sur la Voie, que tu chutes ou non, tu lui appartiens.
Le sûfî est donc l’initié parfait, le yogî de la tradition hindoue, l’être qui a réussi à remonter l’arc de la manifestation divine et est « parvenu à Dieu » (wâsil). Selon une image de Rûmî, il a transformé le cuivre dont est fait l’homme en or.
Ne crois pas que le monde a été créé vainement :
Il n'est autre que lettres et signes !
Si tu observes bien, tu n'y verras aucune déficience.
Celle-ci ne concerne que certaines personnes,
Qui, par ignorance, ne regardent que le spectre de l'humanité.
Distraits sont-elles des semis qui y sont plantés !
Pour l'être illuminé par les soleils de la connaissance,
L'humanité est tel un livre révélé.
Combien étonnante, toi le distrait, est ton
inconscience ! (Cheikh Adda Bentounes, p. 149)
L’expérience de l’extinction du « moi » individuel dans le « Soi » divin, par exemple, représente un passage obligé dans le processus initiatique menant l’adepte à la délivrance. Les soufis l’ont exprimée en termes de fanâ’, les hindous de nirvâna, et les mystiques chrétiens parlent d’ « anéantissement de l’âme en Dieu ».
L’éveil d’un être implique qu’il reconnaisse en lui le sexe opposé. Le dépassement des oppositions qu’il a le potentiel de réaliser est un préalable à toute remontée initiatique vers l’Unicité.
Le terme jihâd, s’il est souvent maladroitement rendu par « guerre sainte » en français, recouvre en arabe plusieurs sens superposés. Eric Geoffroy, islamologue spécialiste du soufisme, nous propose un éclairage sur les différentes dimensions et réalités que sous-tend le concept de jihad en islam, qu’il définit comme « le fait de mobiliser l’énergie humaine, individuelle ou collective, et à la tendre vers Dieu, et ceci dans tous les aspects de la vie ».
Le soufisme attire, séduit, tandis que l’islam fait figure de repoussoir. Quel paradoxe ! Le soufisme, plénitude de l’islam, voie d’excellence évoquée par le Prophète.