À Paris, j'ai longtemps exploré le monde depuis mon bureau de magistrat. Les dossiers de délinquance financière étaient comme des scanners de la société.
Ces hommes n'ont pas mis les pieds dans un bureau d'administration depuis des lustres - sinon, à la rigueur, dans des cabinets ministériels. Le revers de leur veste est fleuri de la Légion d'honneur. Leurs boutons de manchette sortent des écrins de la place Vendôme. Le Who's who leur consacre de longues notices. Ils nous montrent avec insistance qu'ils ne sont pas à leur place sur cette chaise un peu usée.
Certains laissent simplement affleurer un certain désarroi et perdent pied ; la plupart ne peuvent cacher leur morgue. Ce sont des animaux à sang froid, d'une intelligence déliée, passant brutalement d'une douceur convenue, presque mielleuse, à un ton cassant, haineux, implacable. Ils ont perdu l'habitude d'être contredits. A l'aise dans les exposés généraux, ils se troublent face aux détails prosaïques - ceux qui ne trompent pas. Alors, au mieux, ils tentent une négociation bien que nous soyons sur le terrain de la loi et pas du contrat. Au pire, ils perdent leur self-control et confondent le code pénal avec le juge d'instruction chargé de l'appliquer.
Presque aucun d'entre eux ne se risque à reconnaître l'évidence, parfois aussi simple qu'un versement d'argent suspect sur leur compte en banque personnel. Comme si l'argent avait été crédité à leur insu et dépensé par leur main droite sans connexion avec l'hémisphère gauche de leur cerveau. Je comprends peu à peu qu'ils ne voient pas les délits, parce qu'ils évoluent dans un autre monde, physique et mental.
Ces cercles parisiens où se refait le monde sont très restreints ; ils façonnent la réalité à leur désir. Chacun dîne avec chacune, et colporte ce qu’il lui plait d’entendre. Ce sont des sédiments de l’Histoire de France : l’essentiel des élites administratives, politiques, industrielles, financières, médiatiques et intellectuelles se cooptent sur trois quartiers de la capitale. Quelques milliers d’hommes et de femmes de pouvoir se fréquentent et se brassent matin et soir, formant un précipité de réseaux en tout genres et un accélérateur de rumeurs.
Souvent je joue avec l'idée du retour en France. Je balance. J'hésite. Je me sens appartenir aux deux mondes. J'ai ici et là-bas des racines. La France abrite mes enfants, mes petit enfants, mes souvenirs et ma métamorphose. La Norvège m'offre cette sensation rare d'influencer et de diffuser mes idées. Si choisir revient à trancher entre l'action et la retraite, je ne m'y résous pas. Il n'y a que deux façons de faire avec la vie : on la rêve ou on l'accomplit. J'ai toujours choisi la seconde voie.
Etrange vulgarité des hommes qui masquent à peine leur trafic et mettent ensuite un soin infini, une sophistication extrême, à protéger l'argent qui en découle. Ils le déguisent, le maquillent, le rebaptisent, lui font faire des détours, des escales exotiques, l'égarent pour mieux le retrouver. La richesse a depuis longtemps organisé son impunité, elle a amendé les lois, ignoré les frontières, mis au pas les Etats; elle a son carnet d'adresses, la certitude d'avoir suffisamment rincé le ministre, pactisé avec le fisc, versé dans les bonnes oeuvres ou invité le président a déjeuner. Alors quoi? Pourquoi tant de secrets? Simple précaution. L'argent doit se fondre dans la nature des choses.
Le règne de l'argent creuse l'amertume et la colère des peuples. Le mot "corruption" est d'ailleurs le premier qui vient à la bouche des fascistes, des extrémistes, des terroristes pour rallumer la mèche.
Le monde est une petite planète et ce que nous pratiquons au delà de nos frontières finira par nous contaminer nous aussi. tout se tient : la pollution, le pillage des ressources, la pauvreté persistante, les flux financiers illicites, les paradis fiscaux... la lutte contre la grande délinquance financière m'a appris qu'il faut traiter le cancer de la corruption au cœur, avant qu'il se diffuse. aussi j'ai voulu donner la parole à un certain nombre de grands témoins de l'ampleur de ce fléau en Europe. il faut d'abord balayer devant notre porte
L'impunité financière détruit le tissu social.
Eva Joly
Plus de 95% des délits sont impunis. Les affaires ne sont qu’un indicateur médiocre, à peine un carottage qui comme un sondage de la couche glaciaire nous apprend vaguement ce qui a du se passer il y a longtemps.
[...] – Il n’y aura pas d’enquête, c’est ça ?
– La mort d’une pute de deux coups de couteau dans le ventre, c’est comme la mort de l’ouvrier sur son chantier. Une mort naturelle.