Personne ne parvient à croire à l’élection de Trump. Même Bannon, qui avait claironné sur tous les médias qu’il était sûr de lui, n’en revient pas. C’est pourtant lui, alors que les sondages sortis des urnes ne donnent aucun élément clair, qui délivre l’électrochoc au milliardaire quelques heures avant le résultat définitif : « Écoute, on va gagner ce truc. Il faut le préparer. » Trump, réalisant l’énormité de ce qui vient de se passer, acquiesce, et répond à son stratège en chef : « Faisons-le. » Le, c’est le discours de victoire, que personne dans l’équipe n’avait songé à préparer. Steve Bannon s’enferme avec Stephen Miller, communicant et ami de la famille Trump. Quand Bannon officiait à Breitbart, Miller avait tout essayé pour établir une connexion avec lui, l’incitant à parler du Camp des saints de Jean Raspail et à réhabiliter le drapeau des Confédérés. Stephen Miller a grandi dans une famille juive démocrate, il est conservateur depuis son adolescence. Au lycée il écrit : « En général très peu d’élèves hispaniques, voire pas du tout, sont dans les meilleures classes, malgré le grand nombre d’élèves hispaniques qui fréquentent notre école. » Il est ensuite le porte-parole de plusieurs élus du Tea Party. Les deux hommes rédigent le discours de la victoire en insistant sur le « carnage américain ».
En portant Trump au pouvoir suprême, Bannon est persuadé qu’il a accéléré le cycle menant au point de rupture.
Reste à trouver la bonne issue à la crise. Contre lequel de ses deux ennemis convenait-il de mener une guerre, l’islam ou la Chine ?
En 2016, Bannon n’en démord pas, l’Occident est en guerre contre l’islam. Installé à la Maison Blanche, le Muslim Ban pourrait signifier une déclaration de guerre à l’islam. Il y a d’ailleurs des manifestations dans tout le pays, un affrontement permettrait d’assainir la société, les condamnations sont presque unanimes. Presque, car plusieurs états musulmans protestent tièdement, voire soutiennent le projet. Et une guerre contre l’islam impliquerait l’envoi de troupes dont ni Trump ni Bannon ne veulent. En bon lecteur de Guénon, Bannon a conscience que l’islam est un ennemi « temporaire ». Plus qu’un ennemi, il est le jumeau maléfique de l’Occident, un contre-modèle qui doit inciter les chrétiens à retrouver et renforcer leur foi.
C’est donc la Chine qui deviendra le diable. Elle est accusée d’avoir volé l’argent et les emplois des Américains. Bannon a vécu plusieurs années en Chine. Jeune soldat, il passait ses permissions à sillonner l’Asie, mais Hong-Kong avait sa préférence. Il a dirigé des sociétés à Shanghai, collaboré avec des employés chinois. Il a passé sept ans de sa vie (2005-2012) entre Hong-Kong et Shanghai. « J’ai passé de nombreuses années en Chine et je connais très bien Wuhan, les Chinois sont de gros travailleurs et des personnes formidables », dit-il. Même s’il critique les banquiers de Wall Street qui d’après lui ont volé le gagne-pain de la classe ouvrière américaine en démantelant l’industrie, en délocalisant la production en Chine et en faisant appel à des sous-traitants, il a participé à ce système. Lui aussi a sous-traité des services à des travailleurs chinois sous-payés au lieu d’employer des salariés américains. Bannon a également ses entrées politiques à Pékin.
Steve Bannon, à partir du moment où il se focalise sur la Chine, répète que le « nous » ne peut être que blanc et occidental. Un « nous » qui comprend l’Amérique du Nord, l’Europe et la Russie. Comme Trump, Bannon s’oppose à ce que la Russie soit exclue du jeu européen, car celle-ci risquerait de se rapprocher de l’Asie. Si la Chine paraît être pour Bannon le concurrent économique désigné dès la campagne de 2016, son discours se durcit au point d’en faire un ennemi de civilisation à combattre. Il lie le sort de la Chine à une question de survie pour l’Amérique.
Descendants d’immigrants, les Américains ont du mal à ressentir un danger venant de l’immigration. Steve Bannon est un lecteur du Camp des saints, tout comme l’était Ronald Reagan. Le roman de l’écrivain français Jean Raspail, publié en 1973, est dans la bibliothèque des rédacteurs de Breitbart. Des millions de migrants envahissent les plages du sud de la France et détruisent tout sur leur passage. Seuls demeurent une poignée de résistants locaux qui tirent à vue. Le livre passe assez inaperçu à sa sortie. Il est repéré par l’administration Reagan. Le Camp des saints connaîtra une troisième vie quand Frédéric Taddeï en fera l’éloge dans son émission télévisée en février 2011.
Bannon cite régulièrement Raspail et invite ses lecteurs à le lire. En octobre 2015, il compare la situation européenne au roman de Raspail. « L’Europe centrale et de l’Est a quasiment subi une invasion du type Camp des saints », et déclare que le roman est une des raisons pour lesquelles Bannon s’intéresse à l’Europe. Si un immigrant obtient un passeport européen, il pourra facilement venir aux États-Unis.
Breitbart regorge d’articles dépeignant les immigrés comme des violeurs, des assassins, des membres de gang. Dès qu’un crime peut être attribué dans le monde à un migrant, il bénéficiera d’un article de Breitbart.
Steve Bannon est aussi un grand lecteur et admirateur de René Guénon, auteur français né à Blois en 1886 et mort au Caire en 1951 où, converti à l’islam, il vivait depuis 1930. Difficilement classable dans le monde intellectuel, il a néanmoins ouvert les yeux de plusieurs artistes et auteurs de tous bords sur l’occultisme, le mystère, la fragilité du réel et l’importance relative de la vérité.
Pour Guénon, il existe un état de tradition qui n’existe plus qu’en Orient, et qui explique le déclin de l’Occident. En éliminant les Templiers, les Occidentaux ont perdu le lien avec leur nature de guerriers mystiques. Guénon rejette ce qu’il appelle la « science profane », la science officielle basée sur des faits démontrables, et qui est l’instrument de l’élite. C’est ce qu’on retrouve dans les écrits de Maurras, la différence entre le pays réel et le pays légal. Face à la science profane, Guénon propose l’état de tradition. Un sentiment face au réel qui semble plus vrai que le réel. Une certitude face au choc de la vérité. Pour le chercheur Jean-Pierre Laurant, c’est de Guénon que Bannon tire sa théorie de la post-vérité.
Élevé dans une famille de cols-bleus irlandais démocrates, il a été militaire dans le Pacifique et le golfe Persique, banquier chez Goldman Sachs, producteur à Hollywood, sauveteur d’un projet utopiste écologiste, réalisateur de films, propriétaire d’une société destinée à des joueurs compulsifs sur Internet à Shanghai, directeur de média, propriétaire d’une société de big data, conseiller de campagne des partisans du Brexit, de Trump, de Bolsonaro, et même à ses heures perdues coach d’évêques vieillissants en mal de mutinerie.