C'est toujours la même histoire, une entreprise qui ferme , un plan social avec des centaines ou des milliers d'emplois purement et simplement supprimés. Quelles seront les prochaines sur la liste? Comment se battre, jusqu'où aller pour résister, pour sauver sa peau et parfois celle de sa famille? Certains menacent de faire sauter leur outils de travail, nous, nous négocions nos primes de départ. J'ignore quelle et la meilleure façon de faire, mais ce dont je suis sûre, en revanche, c'est que défendre bec et ongles son travail est un combat juste. Ces questions tous les jours me tourmentent : Que vont devenirs nos enfants, quel monde allons-nous leur laisser? Si nous ne nous battons pas, qui le fera?
« Je ne parviens pas à me concentrer sur mon avenir, j'ai trop de colère en moi. Je n'ai plus qu'une envie : changer ce monde qui se soucie si peu de nous, les sans-grade, mais ça, c'est une autre histoire. »
Je l'ignore encore à ce moment-là, mais les cinq prochaines années de ma vie, je vais les passer en compagnie de ces monstres froids et calculateurs, et je devrais me concentrer quatre cent vingt minutes par jour sur les mêmes gestes et chercher à les exécuter le plus rapidement possible. Le recruteur de PSA n'avait donc pas dit la vérité: j'allais bel et bien donner à manger à des robots au féroce appétit. Six tonnes de pièces métalliques, c'est le poids qu'il me faudrait soulever quotidiennement.
J'ai travaillé pendant dix ans dans cette usine et je prends conscience que je ne connais qu'un dixième des ouvriers. Je découvre sans cesse de nouvelles têtes, des solidarités évidentes qui viennent de loin, du bled, de la cité ou d'ailleurs. Quarante-deux nationalités cohabitaient à Aulnay. Une tour de Babel bruyante et chaleureuse. Avant le coup de grisou, ces femmes et ces hommes vivaient plutôt reclus dans leurs unités. A la sortie de l'usine, bien souvent abrutis de fatigue, ils reprenaient le bus ou la voiture pour rentrer chez eux sans se parler. Des vies d'ouvriers dédiées au travail. Il a fallu une grève pour que nous nous rencontrions. Là, en quelques jours, nous avons appris à nous connaître. Ouvriers du montage, du ferrage, de la peinture se mélangent enfin.
Par peur de mal faire, par peur d'entendre une fois encore le fameux "tu devrais réfléchir avant de lever le doigt", Inès a choisi de se taire et de se laisser oublier.
« Les Licenci'elles est une association créée par six ex-salariées des Trois Suisses non syndiquées pour organiser leur lutte et empêcher un plan social. En effet, les Trois Suisses ont fermé trente-cinq boutiques en janvier 2012, et cent quarante-neuf salariés se sont retrouvés sur le carreau ; des femmes pour la plupart. Nous ne sommes pas seuls, il y en a d'autres, beaucoup d'autres, des comme nous, blessés de cette guerre engagée contre le travail. »
« C'est quoi la solution ? Occuper nos usines, nos entreprises, manifester, faire la grève, devenir violent, se suicider ou subir et fermer sa gueule ? Je suis désormais convaincue que si nous avons juste une petite chance de faire évoluer les choses dans le bon sens, c'est en nous y mettant tous ensemble. Faire converger toutes les luttes est le début de la solution."
De leurs côtés nos chefs directs y croyaient sincèrement, l'usine devait se moderniser et il n'y avait pas mieux que le modèle japonais pour assurer notre survie. Alors nous avons servi de test grandeur usine pour ces nouvelles méthodes managériales, jusqu'au test final: l'art de fermer une usine en douceur
« … Ou l'art de construire une fausse rivalité entre deux camps : grévistes et non-grévistes. En réalité, rares sont les ouvriers non grévistes qui n'éprouvent pas de sympathie pour notre mouvement. Beaucoup d'entre eux n'osent pas débrayer, craignant de perdre de l'argent ou de déplaire à leurs chefs. »
« Il y a quelques jours à peine, il montait les hauts-parleurs sur des C3 ; désormais il se charge de nourrir les grévistes et dirige la commission cuisine. »