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La solution, s’il en est une, serait donc que l’humanité dans son ensemble devienne philosophe, ou sage, toutes les cultures comprenant qu’elles ont mis l’accent sur les mêmes valeurs, sous des formes différentes, et qu’il est dans l’intérêt général de coopérer, mieux se connaître et mieux se comprendre. Bien que toutes les morales et toutes les éthiques aient échoué, parce que le monde ne sera jamais moral et parfait, comme Nietzsche, le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme l’ont très bien exposé, il est toujours légitime de croire que c’est possible, ou de faire semblant que ce soit possible, pour ne pas encourager le cynisme et le désespoir. Une attitude éthique continue à avoir une signification, du moins dans chaque situation donnée, chaque circonstance.
Le « classicisme » asiatique, si ce mot est préférable à celui de « fondamentalisme », est mieux armé pour faire face à ces défis du futur. Pour aller à l’essentiel, il y a encore un grand nombre de gens qui croient à des valeurs, que ce soit le mariage, la famille, ou l’amour, l’amitié, l’innocence, la priorité de l‘intellect, l’art élevé, l’esprit élevé, l’énergie pure, tout ce qui implique la modération dans la jouissance crue des plaisirs de ce monde. Et cette modération, cette relative sagesse n’empêchent pas l’intensité du plaisir : elles auraient plutôt tendance à l’accroître.
Les Japonais, par exemple, mais aussi une foule de personnes dans cet immense croissant qui va du Tibet ou au cœur des steppes de l’Asie centrale jusqu’à l’Indonésie et la Micronésie sont probablement plus épicuriens, ou spartiates que les contemporains de l’Europe gréco-latine. Ces derniers ont oublié leurs leçons profondes de philosophie grecque. Il est ironique que ce soit l’Asie qui le leur rappelle.
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Or l’arme culturelle essentielle de l’Asie est la passivité active – clef des très autres réalisations. S’évertuer, se fatiguer physiquement est, pour un judoka, un pianiste, ou tout travailleur, même manuel, un mauvais signe, une mauvaise méthode. L’action doit en priorité être psychique et diriger ensuite le physique, lui commander. C’est ainsi que le pianiste Glenn Gould a pu dire – et c’est à peine un paradoxe ou un trait d’humour – qu’on ne joue pas du piano avec ses doigts mais avec son cerveau. La main de velours obéit au gant de fer : les centres nerveux supérieurs, le donjon. Au long des siècles, les arts martiaux ont raffiné tout cela.
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Mon intention n’est en aucun cas d’accentuer l’opposition entre Est et Ouest, ou de souhaiter la confrontation. L’idéal serait, tout le monde l’admet, la coopération. Pourtant, afin de la réaliser, il est nécessaire en premier lieu de comprendre les différences, de ne pas se voiler la face à leur sujet. L’Extrême-Orient, devant rattraper son retard, a dû étudier et travailler avec acharnement. Il comprend beaucoup mieux l’autre versant du monde, ce qui se passe aux antipodes, que nous ne le faisons en général, ou que nous désirons le faire dans l’autre sens, depuis ce qu’on peut nommer, par symétrie, l’Extrême-Occident.
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Le théoricien de l’art du nô, Zeami (1364-1444) dans son Kadensho (« Livre de transmission de la fleur du nô »), explique que l’acteur doit patiemment attendre que son art produise sur la scène cette fleur rare et précieuse que des années d’études et d’efforts visent à préparer.
Inversement, une série ininterrompue de fleurs brillantes peut devenir banale et monotone.
Les discours étourdissants, les propos vides de sens, les causeries futiles, les feux d’artifice du verbe ressemblent à un parterre de fleurs ordinaires, ou desséchées – parfois d’herbes amères.
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L’agressivité, ou l’attitude dynamique de combativité dans la vie quotidienne, qui est considérée comme naturelle et saine en Occident, est souvent perçue comme enfantine, maladroite et inintelligente en Orient. Il y a là un conflit culturel, un très sérieux écart de perception qui a été finement analysé par Ivan Kamenarovic dans les livres Le conflit et Agir, non-agir en Chine et en Occident.
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J’ai observé avec stupéfaction des manifestants devant la Diète japonaise qui portaient des écriteaux sur lesquels était inscrit ce simple caractère chinois « nu » qui signifie : « Je suis en colère ». Ces manifestants étaient silencieux et polis. Leur protestation n’en était que plus forte. Ou pas moins forte.
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(Pour permettre l’« émotion biologique silencieuse ») il faudrait une aisance dans le silence, la reconnaissance d’un espace intérieur et d’un effacement individuel que la société dite de « communication », les médias et certaines cultures contredisent par principe.