Odile Jacob : Hommage à
François Jacob, Compagnon de la Libération, prix Nobel de médecine.
Collège de France, septembre 2015
Quelle est ma capacité de renouvellement ? Quelle est ma chance de produire encore ce que je n’attends pas de moi ? Car ma vie se déroule principalement dans l’à-venir. Elle se fonde sur l’attente. Elle est préparation. Si je peux jouir du présent, c’est seulement dans la mesure où il est promesse de futur. Je cherche la Terre promise. J’écoute la musique des lendemains. Ma nourriture, c’est l’expectation. Ma drogue, l’espoir. Enfant, je ne supportais pas l’absence de but et, avec des riens, me fabriquais ce que j’appelais des « petites lumières » pour éclairer la journée ou la semaine qui s’annonçait. Si j’écris ce livre sur ma vie écoulée, ce n’est ni pour m’y vautrer avec complaisance ni pour y régler des comptes. C’est pour me donner un but nouveau, donc une existence nouvelle. C’est pour produire de l’avenir avec mon passé. Le déjà-fait m’ennuie. Ne m’excite que l’à-faire. Si j’avais une prière à formuler, ce serait moins « donnez-moi la force » que « donner-moi le désir » de faire.
LA STATUE INTÉRIEURE
Cette course sans fin après le temps, cette préférence accordée au désir sur la jouissance ne va pas toujours sans inconvénients. Trop souvent, elle empêche de saisir les choses. Plus que la vie, elle nourrit l’illusion de la vie. Cette tension vers le lendemain, il m’a fallu longtemps pour m’apercevoir que, dans un domaine au moins, elle présentait un avantage : dans la recherche. Tard, très tard, j’ai découvert la véritable nature de la science, de sa démarche, des hommes qui la produisent. J’ai compris que, contrairement à ce que j’avais pu croire, le cheminement de la science ne consiste pas en une suite de conquêtes inéluctables ; qu’elle ne parcourt pas la voie royale de la raison humaine ; qu’elle n’est pas le résultat nécessaire, le produit inévitable d’observations sans appel imposées par l’expérimentation et le raisonnement. J’ai trouvé là un monde de jeu et d’imagination, de manies et d’idées fixes. À ma surprise, ceux qui atteignaient l’inattendu et inventaient le possible, ce n’étaient pas simplement des hommes de savoir et de méthode. C’étaient surtout des esprits insolites, des amateurs de difficulté, des êtres à vision saugrenue. Chez ceux qui occupaient le devant de la scène venaient souvent se déployer d’étranges mélanges d’indifférence et de passion, de rigueur et de bizarrerie, de volonté de puissance et de naïveté. C’était le triomphe de la singularité.
Saisissante rencontre, près de Hull : un de mes anciens camarades de classe, Jacques S. J’avais conservé de lui le souvenir d’un garçon sage, timide, réservé, parlant peu, premier en gymnastique. Je retrouvais un homme très droit, déterminé, sûr de lui, plein d’autorité que lui conférait son uniforme d’aviateur à quatre galons, bardé de plus hautes décorations ; et surtout nimbé du destin tragique que révélait un visage déformé par les cicatrices. Engagé dans la France libre dès juin 1940, S. était devenu pilote de chasse et avait commandé le groupe Ile-de-France. Abattu en flammes sur le Nord de la France, il avait été gravement brûlé aux yeux et aux mains, mais était parvenu à sauter en parachute. Presque aveugle, il avait pu se réfugier dans une ferme. De là, un réseau de résistants l’avait fait passer en Espagne puis en Angleterre. Après plusieurs opérations, il avait retrouvé l’usage de ses yeux et de ses mains. De quoi reprendre l’entraînement. Quand je le vis, en mai 1944, il espérait bien retrouver sa place au combat. Il la retrouva. Il fut abattu et disparut en mer le 26 août 1944, à l’heure même où de Gaulle descendait les Champs-Élysées.
(La Statue intérieure, page 221-222)
Je porte ainsi en moi, sculptée depuis l’enfance, une sorte de statue intérieure qui donne une continuité à ma vie, qui est la part la plus intime, le noyau le plus dur de mon caractère. Cette statue, je l’ai modelée toute ma vie. Je lui ai sans cesse apporté des retouches. Je l’ai affinée. Je l’ai polie. La gouge et le ciseau, ici, ce sont ici des rencontres et des combinaisons. Des rythmes qui se bousculent. Des feuilles égarées d’un chapitre qui se glissent dans un autre au calendrier des émotions. Des terreurs évoquées par ce qui est toute douceur. Un besoin d’infini surgi dans les éclats d’une musique. Tous les émois et les contraintes, les marques laissées par les uns et les autres, par la vie et le rêve.
Le mot suicide est longtemps resté pour moi associé à deux images qui illustraient les livres sur l’Antiquité.[…] Coiffée de la couronne royale, buste nu, hiératique, Cléopâtre allonge un bras en direction de l’aspic qui se dresse en sifflant au milieu des figues. […] C’était la puissance de cette épaule, la souplesse de ce bras allongé, la forme de ce sein nu et orgueilleux. L’autre image représentait Socrate, en pleine méditation dans sa prison, la coupe de ciguë à la main. […] Par son écriture comme par sa sonorité, le mot suicide était associé à ces deux images. La première syllabe, SUI, se tordait et sifflait comme le serpent, comme l’aspic surtout à cause de son i. La fin, CIDE, était aussi acide et meurtrière que la ciguë. Dans la mort comme autopunition, venaient ainsi s’allier Socrate et Cléopâtre, la tête et le corps, le velu et le lisse, la pensée et le sexe, l’esprit et le pouvoir.
LA STATUE INTÉRIEURE, page 8-9
Par deux fois, j’avais essayé d’habiter chez une amie : l’une, étudiante en lettres ; l’autre, apprentie comédienne. La première, petite, le visage à moitié dissimulé derrière un rideau de cheveux noirs, tourmentée, possessive. La seconde, grande, blonde ébouriffée, la peau lisse et claire, sans la moindre inquiétude. La première demandait sans cesse : « A quoi penses-tu ? » La seconde répétait sans fin : « Tu sais à quoi je pense ? » Chacune à sa façon, mais toutes deux d’un même élan souhaitaient brancher les âmes les unes sur les autres, comme des appareils téléphoniques. Chez la première, je tins six jours. Chez la deuxième, quatre. Mon seul compagnon d’alors, le seul avec qui je pouvais me promener le soir le long de la Seine sans que l’un mentît à l’autre, parce qu’étant passés par les chemins semblables, nous nous trouvions dans des états semblables, c’était Yves C. Blond, mince, élégant.
Les dames anglaises avaient beaucoup changé, beaucoup appris durant cette guerre. Elles ne dédaignaient pas les militaires français mais gardaient leur style propre. Un soir fit irruption dans ma chambre Jean D., les yeux exorbités : « Je viens de faire l’amour avec Patricia qu’on a rencontré hier soir au pub. Après quoi je lui ai demandé de se déshabiller. Elle a refusé en disant qu’on ne se connaît pas assez ! Que faire ? » Je n’avais aucune solution à proposer.
Tout enfant normal possède à la naissance la capacité de grandir dans n'importe quelle communauté, de parler n'importe quelle langue, d'adopter n'importe quelle religion, n'importe quelle convention sociale.
La nuit a englouti le temps. Avec sérénité, elle répand le silence d’où émergent les mots et où ils retournent. Pourtant, le silence peut parfois se fissurer, à l’improviste. Là où on l’attendait le moins vient éclater à la surface de la conscience la bulle d’un souvenir, une vanité, un désir, une humiliation qui remontent du plus profond, font renaître un monde disparu. Quel sac à malice que la mémoire ! Quel piège à images ! Ce qu’un y cherche, on ne le trouve pas. Mais on y trouve ce qu’on ne cherche pas. Elle parle sans fin des lieux, des événements, des gens. Mais de moi, pas un mot. Ce qu’il faut, c’est marcher à son propre rythme, s’attarder ici, folâtrer là. Elle ne supporte guère qu’on la bouscule. Elle ressemble à ces vieillards qui détiennent un secret dont on a absolument besoin et qu’on doit écouter raconter leur jeunesse, leurs amours, leurs exploits militaires des heures durant, avec l’espoir qu’ils finiront bien par en venir au point critique. Alors il faut de la patience. Demeurer à l’affût. Attendre ces éclairs qui surgissent à l’improviste et vous ramènent brutalement dans la maison des parents, dans le lit de quelque ancienne complice, dans un trou du désert sous un bombardement. Se laisser couler dans son passé, ce musée que personne ne peut visiter. Mais aussi ne pas se faire trop d’illusions. Ce qui revient facilement, ce sont les leçons les plus fréquemment repassées, les clichés les plus souvent projetés.
Rien n'est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison.