Adam FATHI - lEngagé (France Culture, 2012)
Lémission « La poésie n'est pas une solution », par Frank Smith, diffusée le 9 août 2012 sur France Culture. Invité : Adam Fathi. Lecteur : Adrien Michaux.
Question : À quel moment avez-vous fini par comprendre que le pays se trouvait en pleine guerre civile ?
Réponse : Sur la route, on croisait des maisons dévastées, des chars d’assaut… On comprenait alors qu’il y avait la guerre.
Question : Avez-vous jamais été menacés par la guerre civile, là où vous viviez avec votre famille ?
Réponse : Non, les maisons n’étaient pas menacées.
Question : Les Talibans vous ont-ils demandé de les assister ?
Réponse : Non.
Question : Les Talibans ont-ils sollicité l’assistance de votre famille ?
Réponse : Non. Ma famille, c’est surtout une femme et des enfants…
Sonnet 20
QUELQUE CHOSE A ÉTÉ
quelque chose a été laissé de côté
il y a dans les faits pour ainsi dire une
lacune un ciel où les astres n'auraient
pas été peints un tableau incomplet
qu'est-ce que l'image donne à
voir la proposition à comprendre
je ne voudrais rien laisser à cette
place où il manque quelque chose
la couleur en chaque endroit
la constance en chaque espace
je ne peux pas les penser seul
la description en chaque objet
la forme en chaque expérience
on ne peut pas les penser seul
Wenceslas Billiot, son prénom comme celui d’un « roi de Tchécoslovaquie ». Pantalon trop court, vieille chemise de travail, casquette I LOVE NY, il scie une chaise – soixante-dix-huit ans devant toi.
Wenceslas parle : « Ça, c’est l’héritage de mes parents. C’est pour ça qu’on ne va pas quitter, c’est là pour longtemps encore cette terre d’ici, plein des années. Des fois, c’est pas trop bon ; des fois, c’est bon. Ça dit tout le temps de nous bâtir une digue pour la marée haute, pas pour un ouragan. Moi, je veux rester ici. C’est mon idée, ma seule idée dans la vie. Je veux vivre et je veux mourir ici. Après, je ne connais pas. »
Il s’assied sur un banc, il respire.
Il parle encore : « Dans le vieux temps, on avait plein de bois protecteurs, on ne voyait pas l’eau à cette limite. Il y avait juste des trous pour les canards et les poules d’eau et les oies. C’était de l’eau douce, maintenant c’est de l’eau salée. En 1926, ma mère elle a eu l’école en français. Elle avait un nom de la France par son père qui s’appelait François Desbasbleus. Les Français sont venus et ont marié des Indiennes, oui monsieur ! Tous ces vieux de l’Isle, ils parlent en français, c’est-à-dire qu’ils ont été éduqués dans la langue des ancêtres. Ensuite, on a commencé à cultiver le monde en anglais. On allait à l’école, et si on parlait français, on se faisait battre. »
Les marécages s’enfoncent, embrumés et opaques. Les villes, Houma, Lafourche, on les traverse un jour.
On roule jusque Isle de Jean Charles, sur le bord du Golfe du Mexique, une île accidentelle et continentale et dérivée, née d’une dislocation, d’une fracture. Une terre désolée qui survit à l’engloutissement, au bout des bayous. Pour y accéder, il n’y a qu’une seule route qui perd régulièrement la bataille contre les éléments. Ensuite s’alignent de pauvres maisons de bois.
Quatre miles plus loin, le bitume disparaît, rompu par les eaux définitives. Un rectangle de terrain vague résiste tant bien que mal, ceinturé par un rideau de saules dépenaillés. Il y a, underground, la circulation du gaz et de la chimie en général, et il y a les champs pétrolifères.
Zone rurale et fourbue, plate comme un plongeoir.
Il n’agit pas pour son compte selon une manière de voir ou de dire qui serait celle de l’opinion courante opérant par slogans, fatwa, mots d’ordres, injonctions, mais aussi celle d’une classe, d’un genre, d’un personnage typique, d’un héros de roman mainstream raisonnant par thèse, hypothèse, paradoxe, ou même mauvaise blague. B. va des uns aux autres, cassant les conventions grammaticales et la langue usuelle pour y substituer de la diversité, de la difformité, un courant d’air salutaire. B. développe ainsi de nouveaux rapports avec la pensée du tout-venant : l’effacement d’un système classique pétrifié au profit de mots-trous issus de ce qui ne dépend pas d’eux, qui s’insèrent au-dedans, la désinscription d’un récit comme déroulé dans tout livre au profit d’un discours tremblé. L’effacement de l’unité de l’homme et du monde, au service d’une séparation qui ne nous accorde plus qu’une croyance vague et incertaine en ce monde-ci. C’est pour ce motif qu’il faut transmettre et prolonger la parole révolutionnaire de B. Il faut le suivre et lui survivre, ce qui est mieux que de le pardonner. Pour le sauver de la terre blême et nous sauver avec.
Les mots des Indiens – ce sont les mots du livre – émergent du silence.
Entre chaque mot, il y a une mer de non-dits et des flots et des rivières et des trous de silence. Ce sont des people, des gens qui s’expriment peu. Ils bredouillent, la plupart du temps. Avec des accidents entre ce qui est dit et leurs dents.
En ta présence, parfois, ils se confient. Ils reconnaissent que l’allure de ton français les étonne, les impressionne même. Toi, tu ne veux pas créer de la distance, alors tu te remets au standard américain.
Des canalisations infestent les entrailles du pays, d’où les légendes ouvrent sur l’infini…
L’homme dit encore,
Vous êtes de braves gens, vous respectez les droits de
l’homme.
Celui qui m’a dénoncé, a volé de l’argent aux Américains,
celui qui m’a dénoncé, je crois, est un ami des Talibans.
Quand les Américains sont venus chez moi,
ils ont exigé que je m’allonge par terre,
et j’ai obtempéré.
Ils m’ont séquestré pendant deux jours
et violemment battu.
Depuis je suis malade,
dit l’homme.
On est l'interrogateur, on est l'interrogé./ On pose une question, on répond à la question posée./ On pose une deuxième question, on répond à la deuxième question posée./ On pose une troisième question, on répond à la troisième question posée./ On interroge encore une fois l'interrogé, on répond encore une fois à l'interrogateur./ On pose une question, on ne répond pas à la question./ On interroge l'interrogé, l'interrogé répond à l'interrogateur./ L'interrogateur questionne l'interrogé, on répond à l'interrogateur./ L'interrogateur pose une nouvelle question à l'interrogé, l'interrogé apporte une nouvelle réponse à l'interrogateur./ L'interrogateur pose une nouvelle question à l'interrogé, l'interrogé répond à l'interrogateur par une autre question./ L'interrogateur répond à la question de l'interrogé pour permettre à l'interrogé de répondre..
Question : Avez-vous trouvé la situation en Afghanistan meilleure que dans votre pays d’origine, le Kazakhstan ?
Réponse : Ce n’était pas une vie difficile. On nous apportait ce dont nous avions besoin, de la nourriture par exemple. Moi, j’aidais au jardin.
Question : Quand vous êtes-vous rendu compte que l’Afghanistan se trouvait en pleine guerre civile ?
Réponse : Pourriez-vous, s’il vous plaît, répéter la question ?
Question : À quel moment avez-vous fini par comprendre que le pays se trouvait en pleine guerre civile ?
Réponse : Sur la route, on croisait des maisons dévastées, des chars d’assaut… On comprenait alors qu’il y avait la guerre.
Question : Avez-vous jamais été menacés par la guerre civile, là où vous viviez avec votre famille ?
Réponse : Non, les maisons n’étaient pas menacées.
Question : Les Talibans vous ont-ils demandé de les assister ?
Réponse : Non.
Question : Les Talibans ont-ils sollicité l’assistance de votre famille ?
Réponse : Non. Ma famille, c’est surtout une femme et des enfants…
Question : Il semble assez extraordinaire qu’un État ait pu à ce point se montrer généreux envers vous et votre famille sans rien exiger en échange. Pourriez-vous nous expliquer cela ?
Réponse : On ne répond pas à la question.
B., intempestif, minoritaire, non-historique, sans composantes ni modèles et usager du langage de la vie. Entre contemplation et action, sans préférence dont il ne cesse de repousser les contours et qu’il refonde toujours à une échelle plus haute. Un humain dans le magma cosmographique. Sans totalité ni principes.