- Il n'aime pas beaucoup les Parisiens, ironisa-t-elle.
- Vous connaissez beaucoup de gens amoureux des Parisiens, à part les Parisiens eux-mêmes ? admit François dans un soupir (…).
- Les glaneurs ?
- Oui, les pauvres qui fouillent dans les poubelles, vomit-elle comme s'il s'agissait d'une génération perdue.
- Euh, non !
- Votre ancien locataire il s'en foutait. Moi, gloussa-t-elle, je leur mets de l'eau de javel sur les restes, comme ça, ils peuvent rien m'piquer.
Séraphin était autant ahuri par la possibilité que des gens viennent fouiller dans les poubelles que par l'ignorance et la perversion de cette pauvre femme.
- Si tu me dis pourquoi tu ne vas pas au collège, je te raconte toute l'histoire.
Gabriel resta silencieux quelques secondes.
- Je n'aime pas le collège.
- Alors tu as raison de ne pas y aller, conseilla Séraphin à la surprise du jeune homme. Pourquoi ?
- Les profs aimeraient qu'on soit à leur image. Et j'ai aucune envie de leur ressembler.
- Comme je te comprends.
- Je ne vois même pas à quoi ça sert, continua ce dernier, heureux de trouver un allié.
- À être moins con ! lâcha son interlocuteur.
- Vous entendez ? Y a plus de bruit !
- Non, j'entends rien ! s'amusa le frère.
L'intéressée comprit la moquerie avec aisance.
- Séraphin ? demanda-t-elle très sérieusement.
- Oui, ma chérie.
- Tu crois que j'aurais l'âge bête moi aussi, un jour ?
- Que Dieu nous en préserve, sourit-il.
Qui aujourd'hui pouvait le juger pour ses choix ? En se posant la question Gérard obtint une réponse : lui. Lui seul pouvait se blâmer.
Comme dans un livre ouvert, il lut les chapitres de ses combats. La mort de Toni. Sa trahison envers un ami sans doute disparu, Séraphin. Et Aimé. Le soldat enterré devant eux. Rêvant sagement sous son herbe. Comment avait-il pu le haïr à ce point ? Ce nègre. Ce noir. Cet homme. Quelles phrases de l'enfance, quelles doctrines, avaient pu autant faire admettre à Gérard qu'une race pouvait être simplement inférieure ? Vu d'ici, de maintenant, cela semblait impardonnable, inconcevable.
- Mais Anna parlait alsacien parfaitement bien ? s'étonna Auguste.
- Et français, ajouta Antonia. C'est une des raisons pour laquelle elle nous suivait : ses talents linguistiques. Vous seriez surpris de voir ce que ces jeunes espions nazis sont capables de faire.
L'Histoire, avec un grand H, Gabriel la tenait entre ses mains. Il l'avait écoutée, sentie et mesurée à travers le vieil homme puis entendue durant toutes ces journées. Il se souvint que l'ennemi d'un jour pouvait devenir l'ami de demain. Que le résistant pouvait être vu en terroriste. Et comprit que pardonner, c'était refuser de punir.
Cette histoire était quand même assez curieuse, pensa Auguste. Des adolescents dans un train. L'un d'eux saute, passe la frontière. Des Allemands à la recherche d'enfants. En France. Se pouvait-il que ces deux histoires soient distinctes ? Improbable !
La guerre, faiseuse de désenchantements, avait néanmoins une qualité, elle donnait aux êtres courageux et persévérants les moyens de se nourrir.
-C'est obligatoire monsieur Schaal, tous les Alsaciens vivant sur une bande de dix kilomètres le long de la ligne Maginot doivent quitter l'Alsace pour le Limousin. Avant ce soir minuit.
-Ma maison était là avant la ligne Maginot, reprit Auguste, déplacez donc votre ouvrage.