Pourquoi se soucier encore de prudence ? Si elle meurt, autant mourir avec elle. Elle est son monde. Son univers autour duquel gravite toute nécessité, une danse d’émotions et de vérités qui cessera à jamais. Sans elle, le monde entier cessera de tourner.
Aksel se dirige soudain vers Pashka, qui se raidit, partagée entre l’angoisse et le trouble. Arrivé à un pas d’elle, il s’incline légèrement pour se mettre à hauteur de son regard. Son parfum entoure la jeune femme, une simple eau de Cologne bon marché, plus un after-shave qu’autre chose. Il parle presque à mi-voix, sur le ton de la confidence :
– Tu croyais peut-être que je ne verrais pas l’enfant ? Sache que je vois tout. Ceux qui ont un mira sont des phares dans la nuit pour moi. Les recalés et les casqués sont des bougies mais je les vois quand même. Je vois tout ce qui se passe dans le camp…
Le dragon s’impatiente. Sa queue en panache bat l’air. Il gratte la vitre de ses griffes et cela crée un son strident. Les pavillons de ses oreilles se rabattent en arrière. Les dragons ont les oreilles fragiles.
La fille de la maison daigne enfin le regarder :
– T’avais qu’à pas miauler pour sortir, débile de chat !
Le poil du dragon se hérisse. Il déteste qu’on le traite de chat. Tout ça parce que les deux-pattes de ce monde sont plus grands que ceux de son espèce, ils s’imaginent leur être supérieurs !
C’est toujours plus facile de baisser les yeux devant une injustice. Danièle connaît ce regard-là. Elle le croisait au collège, quand on la harcelait, que les autres élèves avaient peur, que ses parents étaient trop occupés pour remarquer qu’elle maigrissait.
Ce sentiment d’injustice blessée, qui se change peu à peu en dégoût et en haine, Danièle ne le supporte plus. D’affreux picotements de rage envahissent ses doigts, serrent ses mâchoires.
Brouillard à l’ammoniaque et pluies acides sèment la mort dans le monde entier. Seuls les pays désertiques sont épargnés et auront peut-être le temps de se préparer et de protéger leurs écosystèmes. La faune, la flore, les océans, les sols calcaires… Il paraît que la Terre est condamnée à être détruite si on ne fait rien. « On » étant les scientifiques et les politiciens qui commencent déjà à vouloir jouer les apprentis sorciers.
Danièle travaille comme chargée de production dans le jeu vidéo. Ce n’est pas forcément le poste le plus intéressant avec son côté administratif, d’autant plus qu’elle est cantonnée aux jeux imitant des machines à sous. Mais c’était une occasion inespérée de fuir son ancienne vie, sans compter que ses études d’ingénieur avaient fini par lui donner envie de vomir des composants électroniques.
Lorsque la majorité de la masse s’inverse, le reste suit, comme un champ de petits aimants qui changerait de polarité, comme si nous n’existions pas en tant qu’individus mais en tant que parties d’un tout que l’on manipule aisément. Balles de glaise que les mots peuvent modeler à leur aise.
L’obéissance de la foule la sidère. L’humanité n’est qu’un troupeau aveugle.
L’humanité est laide, certes, mais en arrivant dans ce pays, Danièle a découvert que l’espoir existait encore. Les gens qui vous proposent de l’aide dans la rue, la patience de ne pas vous bousculer dans les escalators, de ne pas se précipiter le premier dans une rame de métro, de faire la queue à l’arrêt de bus… Ici, le civisme existe encore.
Je ne donnerai plus jamais d’ordre. Plus jamais.
Quitte à ce que le troupeau aveugle piétine tout sur son passage, Danièle préfère s’écarter de son chemin et ne plus prendre la responsabilité de le diriger. Elle n’a pas la vocation d’être bergère, juste de faire taire cette souffrance éternelle. C’est elle qui a besoin d’aide en vérité.
Le mal n’est qu’une forme de moisissure qui plonge ses racines en chacun de nous. Danièle sait que les monstres n’existent pas, ils sont dans notre chair comme autant de ramifications de la pourriture qui déforme les âmes depuis que l’humanité est née. Si on ne l’attaque pas, on en devient la proie.