Malgré son mariage avec un sergent de police enfant de la ville, Vannina De Curtis n’avait jamais été acceptée par les autres arrabbiate, les « enragées », comme les appelait le gardien du cimetière de Poggioreale, situé sur la colline du même nom, à Naples. Il s’agissait d’une sorte de club de veuves dont la majorité habitait, comme Vannina, un immeuble derrière la via Nuova del Campo. Du cimetière, on avait une vue splendide sur la ville et, au loin, sur le Vésuve. Ce qui unissait ces femmes était l’amour des morts, un amour aveugle et fervent. Chacune d’elles s’occupait uniquement de « ses » tombes d’hommes illustres, i monumenti degli uomini illustri, une des fiertés napolitaines, un quadrilatère au centre du Cimitero Monumentale, où les autorités communales avaient voulu souligner le rôle important tenu par ses fils, vedettes nationales ou célébrités vénérées dans le monde entier.
Quand Nanni De Curtis avait quitté ce monde au cours d’une rixe dans une ruelle du port, une voisine, la mère Rorò, la seule qui daignât parler à Vannina, lui avait dit : « Le pire après la mort de notre homme, c’est le vide qu’il laisse. Il vous faut faire quelque chose de vos mains. Venez avec moi, Nina, je vais voir si je peux vous arranger un petit travail qui vous occupera et vous rendra fière. Ce n’est pas rémunéré, mais vous serez contente. » La Rorò et les autres, une douzaine de femmes, avaient tenu un conciliabule sur les lieux mêmes où gisaient les hommes illustres. Le résultat : elles accordaient à Vannina le droit de s’occuper du philosophe, homme de lettres et politicien Benedetto Croce ainsi que du sculpteur Vincenzo Gemito. Les deux tombes étaient d’une simplicité, voire d’une nudité accablante, rien que des rectangles de marbre blanc pourvus d’une stèle où manquaient les bustes, volés depuis longtemps. Des cent cinquante monuments, répartis sur sept îlots, ces deux-là étaient aussi les plus brûlants ; à midi, sans l’ombre d’un cyprès, il faisait si chaud qu’on aurait pu faire cuire des œufs sur les dalles. Même les chats, que les enragées nourrissaient avec autant de soin qu’elles entretenaient les tombes, les évitaient. Mais il n’est pas encore temps de parler des bêtes. D’abord, il faut savoir qui était Vannina et comment elle était venue à Naples. C’est par la suite seulement qu’on pourra comprendre le rôle de Birbone, le plus extraordinaire des chats du cimetière. Il devait changer la vie de cette femme tranquille à laquelle s’appliquait parfaitement le dicton « eau silencieuse est souvent profonde ».
Elle était née à San Frediano, un des quartiers populaires de Florence, et s’appelait, avant son mariage, Vannina Vannini. D’après le calendrier, il n’y a pas de sainte Vannina, mais en Toscane, la tradition veut qu’on accorde le prénom sur celui de la famille. Cela fait chic. Jeune fille, elle avait rêvé d’être actrice, ou cantatrice, d’être admirée par une foule anonyme. Quand vint le temps des auditions, le jury de l’école dramatique lui dit que sa voix ne portait pas. De plus, elle parlait avec l’accent florentin. En effet, Vannina n’arrivait pas à se défaire complètement du h aspiré à la place du k, ce qui donnait harne au lieu de carne, hasa pour casa, particularités qui, à l’époque (nous sommes dans les années 1960), étaient considérées comme vulgaires. Mais surtout, elle avait trop de retenue pour assumer des rôles demandant l’abandon total de soi. Alors elle enterra son rêve sans en faire un drame, comme si elle s’y était attendue, s’engagea comme vendeuse chez un bijoutier qui sut d’instinct que cette belle fille blonde aux yeux verts, atouts rares à Florence, allait rapidement apprendre le métier et faire l’article aux clients comme pas une, avec ou sans accent.
Le signor Caciagli avait vu juste. Elle avait « de la classe », comme on dit, et le don de charmer les clients. La boutique, une échoppe plutôt, se trouvait sur le Ponte Vecchio, le Vieux Pont, en plein centre-ville, à proximité des grands hôtels, du palais de la Seigneurie, et sur la voie obligée pour ceux qui se rendent au palais Pitti. Une vraie mine d’or : pour se reposer des heures passées devant les tableaux aux Uffizi, les touristes admiraient les eaux paresseuses de l’Arno d’abord, puis entraient dans les boutiques, sur le pont. Vannina leur vendait quantité de bijoux de mode, bracelets, colliers, pendentifs, du toc ravissant qui ne coûtait pas les yeux de la tête. C’est seulement au fond de l’arrière-boutique, dans le coffre-fort, que le propriétaire tenait des objets de valeur. La jeune fille apprit rapidement à distinguer entre pacotille et joyaux. Sans cet apprentissage, elle n’aurait probablement pas pu mesurer l’importance du cadeau napolitain que lui fit le Ciel ou, c’est selon, Bastet, déesse égyptienne qui protège les femmes.
«C'est à ce moment que Dieu envoya des éclairs terribles, un tonnerre assourdissant, et fit pleuvoir des hallebardes. On glissa dans la boue, le cercueil tangua comme un bateau sans gouvernail. Le Très-Haut intervint une deuxième fois juste au-dessus de la fosse. Il Lui plut de faire céder le fond de la caisse. Le cortège fut horrifié d'entendre le cadavre heurter d'un bruit mou le fond du trou, déjà plein d'eau. La belle robe, une composition extravagante en organdi blanc et rose qu'Alma avait admirée dans une revue, puis confectionnée sans jamais oser porter, craqua, se déchira, exposant l'indécence de ces montagnes de graisse jaunâtre. Plus tard, on s'accorda pour dire que la Calvaire avait l'air d'une immense meringue en train de fondre. Les hommes lâchèrent boîte, couronnes de fleurs, cordes. Pour couvrir ce désordre, ils jetèrent des pelletées de terre dans la fosse alors que Dieu fit brusquement cesser l'orage et renonça à Sa colère. On rentra à la maison. Après tant d'émotions, il fallait se sustenter. Comme dessert, on trouva dans le garde-manger une grande boîte en tôle, pleine de délicieux biscuits secs.»
«Semblables à tant d'autres dont le souvenir n'a pas survécu, ou si peu, malgré leurs efforts pour laisser un nom sur cette terre qui leur faisait rarement de cadeaux, ils font partie de l'histoire du Québec, celle avec un petit h.»
Le chat l'avait regardé droit dans les yeux ; on aurait dit qu'il comprenait ce que l'autre lui disait. Le notaire soupira, la mine chagrine, fixant un point vague sur le mur tapissé de livres et flattant distraitement le chat installé sur ses genoux. Il s'était découvert des affinités avec Honoré ; chacun suivait son train-train quotidien et ils s'entendaient rien qu'en échangeant un regard. Sans exagérer, on peut affirmer que l'un était devenu le miroir de l'autre.
"Weber adorait cet oiseau, un vieux mâle qui, au fil des ans, avait perfectionné ses roulades. [...] Une voix prodigieuse, unique peut-être. Au chalet, en plein mois de juillet, tous les soirs deux ou trois merles se donnaient la réplique. Mais celui-ci dans la cour avait quelque chose en plus, l'écouter demeurait un plaisir physique. Les arias de son répertoire ne se ressemblaient que superficiellement."
"Le legato était parfait, la mise de voix sur "cor", un inquiétant la bémol3, juste assez longue pour faire comprendre le tourment de Sextus. L'aria enchaîna avec le portamento di voce, où le chanteur lie une note à l'autre, sans reprendre son souffle." (p. 64)
«Les Boiteau du père s'éteindront — je vois le chiffre, un six — oui, dans six générations, il n'y aura plus un seul Boiteau — le nom du père disparaîtra — pour toujours.»
C'était bien elle, ce laconisme. Impossible de ne pas lui obéir, de répondre par un billet. Prétendre que son travail, sa femme, un voyage d'affaires imminent...