Il se peut que le besoin - répandu non seulement chez les schizophrènes mais aussi chez ceux qui les soignent - de nier l'aspect gratifiant de la relation symbiotique, explique en partie la persistance tenace du concept absurde, dit de la "mère schizophrénogène". Il se peut, en effet, que nous soyons si puissamment attirés, à un niveau inconscient, par les gratifications qu'offre une telle mère, avec son mode de relation symbiotique, que nous soyons contraints de nier ce qui nous pousse régressivement dans cette direction, et ainsi consciemment contraints de percevoir cette mère - et, dans nos écrits scientifiques, de la décrire - comme une "mère schizophrénogène" totalement inattrayante avec laquelle ce serait un véritable enfer d'avoir un lien étroit.
Cette relation infantile omnipotente entre les parties les "plus malades", les moins matures de la personnalité du parent d'une part, et la personnalité du patient d'autre part, constitue le plus grand obstacle au mieux-être du patient. Tout ceci se répète dans le développement transférentiel d'une relation continue patient-thérapeute, et le thérapeute finit inévitablement par baigner dans l'expérience subjective de proximité magique et d'omnipotence partagée avec le patient. Le caractère "ensorcelant" de cette phase explique bien souvent, à mon avis, la longue durée du traitement complet de ces patients.
Je suis convaincu maintenant que plus une personne est saine, plus elle vit en ayant conscience d’avoir en elle une multitude de « personnes » -d’objets internes dont chacun apporte sa contribution au sentiment d’identité.
Le sentiment de la propre identité [du patient bordeline] est si précaire, il repose de manière tellement complexe sur des défenses telles que le déni massif, le clivage, l’identification projective et autres que, s’il tente d’avoir une relation durale et de quelque intensité affective avec quelqu’un, il risque de perdre son identité subjective d’être humain.
[L’analyste] doit, pour mieux aider ses patients, être prêt à affronter son propre conflit entre d'une part, son désir d'aider le patient à devenir mieux intégré (c'est-à-dire, plus mature et plus sain), et, d'autre part, son désir de se cramponner à lui, ou même de le détruire, en favorisant la perpétuation ou l'aggravation de la maladie, l'état de mauvaise intégration.
Quand un schizoïde […] est affectivement fermé, ce n’est pas tellement pour que ses besoins de dépendance (avec les frustrations et la rage qui les accompagnent) par rapport au monde extérieur continuent d’être dissociés, c’est plutôt pour que reste dissociée la jalousie intrapsychique intense que pourrait susciter en lui son intimité croissante avec le monde extérieur ; cette jalousie risquerait de le mettre en pièces, de fragmenter les objets internes qui forment son soi et qui […] ont existé en lui à l’état d’objets défensivement distants les uns des autres, sans lien les uns avec les autres.
On découvre […] que les patients avaient fini par s'apercevoir au fil des années que tel ou tel de leurs parents était "un peu fou". Ils avaient l'impression – souvent juste, à mon sens - que les signes de la folie du parent étaient si subtils […] qu'ils étaient les seuls à pouvoir en mesurer toute l'étendue. Dans ces cas-là, cette chose que sait l'enfant reste en lui comme un secret chargé de culpabilité; il a une forte tendance à se sentir plus ou moins responsable de la folie du parent et accablé sous le poids à la fois de la folie elle-même - puisque le parent cherche à satisfaire sur cet enfant particulier des besoins exprimés sur le mode psychotique - et sous le poids du fait qu'il sait qu'elle existe. […]
Mon propre travail thérapeutique et ce que j'ai pu observer du travail des autres thérapeutes de Chestnut Lodge m'ont donné l'impression que toute psychothérapie réussie avec un schizophrène comportait une telle phase [au cours de laquelle se trouve reconstituée, entre le patient et le thérapeute, une plus ancienne lutte entre le patient et le parent pour se rendre mutuellement fous]. Au cours de celle-ci, le psychothérapeute se trouve, dans la plupart des cas, engagé dans cette lutte au point de sentir que sa propre intégration personnelle court un danger réel plus ou moins grand.
J'ai eu un patient qui, tout au long de son enfance, s'était entendu dire : "Tu es fou !" Chaque fois qu'il décelait la dénégation défensive de ses parents, il perdait confiance en ses propres réponses affectives, à tel point que pendant des années, il dut se fier à un chien pour savoir, d'après la réaction de celui-ci à telle ou telle personne, si celle-ci était bienveillante et digne de confiance, ou si, au contraire, elle était hostile et s'il devait se mettre en garde contre elle.
Il me semble que, par sa nature même, une relation d’amour implique une réponse à la totalité de l’autre, que cette réponse est même souvent nécessaire (en particulier dans nos rapports avec un petit enfant ou avec un malade psychiatrique adulte, mais, dans une certaine mesure aussi, dans nos rapports avec quiconque) lorsque l’autre n’est pas conscient lui-même de sa propre totalité ; la relation d’amour implique que l’on trouve en lui une personne plus complète qu’il n’a conscience d’être, et qu’on y réponde.
Pour revenir plus spécifiquement à l’effort apparent pour rendre l’autre fou, on s’aperçoit que cet effort peut être très voisin de (peut même comporter un) effort visant, celui-là, à faciliter l’intégration de l’autre, effort que l’on peut considérer comme l’essence même d’une relation d’amour. Le véritable effort pour rendre l’autre fou — pour affaiblir son intégration personnelle, pour diminuer l’aire de son moi et accroître l’aire des processus dissociés ou refoulés de sa personnalité — peut, en revanche, être considéré comme précisément le contraire d’une relation d’amour comme celle que décrit Buber.