Nathan se colla à la porte-fenêtre de son balcon, distrait un moment de ses idées noires par le spectacle de la nature. Il avait toujours aimé la sauvagerie de ces montagnes, le mélange poignant de beauté et de danger. L’éclair zigzaguait entre les crêtes, dont il découpait les formes acérées. Le tonnerre roulait pratiquement en continu. Son fracas se répercutait dans la vallée, renvoyé en écho d’un versant à l’autre.
Puis la pluie se mit à crépiter contre les vitres. De lourdes gouttes qui s’écrasaient sur le balcon, rebondissaient jusque dans la rue, en contrebas. Une odeur de poussière montait du pavé chaud lavé à grande eau. Nathan baissa les yeux et découvrit une femme, arrêtée devant la porte de l’immeuble d’en face. Que faisait-elle ? Pourquoi n’entrait-elle pas ?
La tête dirigée vers le ciel d’orage, elle fermait les yeux et laissait la pluie couler sur son visage, avec un demi-sourire satisfait. L’eau plaquait son T-shirt blanc sur son buste, et il devinait la forme de son soutien-gorge plus foncé, le galbe de sa poitrine. Un jean délavé sur de longues jambes. Ses cheveux dégoulinaient, noirs et longs, sur ses épaules.
Il la contempla un moment, cette jeune femme qui s’abandonnait à la pluie dans une vision à la fois érotique et innocente, puis il la reconnut. Elle tenait un trousseau de clés à la main et s’appuyait contre la porte de l’immeuble. C’était sa nouvelle voisine, même si elle ne portait pas ses lunettes de chouette ce jour-là. Elle avait un visage fin au teint doré, avec un petit menton têtu, levé vers le ciel, et de hautes pommettes qui soulignaient ses yeux exotiques. Un arc élégant de sourcils noirs, des cils épais, des paupières étirées vers les tempes…
Alors, il vit le logo de la thalasso sur le sac de sport qu’elle avait jeté sur son épaule, et tout s’ajusta dans son esprit. La voisine mal garée, la masseuse sensuelle, et cette belle femme qui semblait goûter une volupté inconnue sous la pluie n’étaient qu’une seule et même personne : Emma.
Elle connaissait plutôt bien l’anatomie humaine. Ce qui se passait dans sa poitrine n’avait rien à voir avec une crise cardiaque. Quand il l’avait appelée, son cœur s’était mis à gonfler démesurément, au point de compresser ses poumons. Elle fixait le téléphone, le souffle coupé, avec cette masse brûlante qui brûlait et battait comme un tambour, et aucun médecin n’avait jamais parlé de ce phénomène.
Je suis amoureuse, conclut-elle en pressant sa paume sur son cœur affolé.
Quand elle passa son bras sur le dossier, son débardeur remonta un peu, laissant voir quelques centimètres de son ventre, l’ombre de son nombril. Il sentit le désir naître en lui, non pas dans son entrejambe privé de sensibilité, mais au bout de ses doigts, qui brûlaient de soulever le tissu pour en découvrir davantage.
Ça ne devrait pas l’empêcher d’être poli...Il ne devrait pas présumer que les gens lui pardonneront sa grossièreté parce qu’il est célèbre. Ou handicapé.
La photo montrait Ophélie, en tailleur noir très strict, penchée sur un échiquier. Ses cheveux roux étaient ramenés en un épais chignon qui dégageait son cou fin. Il pouvait voir sa peau claire, ses cils sombres, ses lèvres un peu boudeuses.
– Elle est belle, admit-il.
Il fit défiler quelques clichés. Toujours élégante. Rien ne laissait deviner qu’elle avait grandi dans une cité ouvrière tout près de là, entre un père ivrogne et une mère qui se prostituait. Photographiée en Russie, aux États-Unis, en Chine, jouant contre des hommes aux mines graves qui avaient le double de son âge, et seule femme, invariablement.
Selon Jimmy, une personne si jeune aurait dû avoir un visage insouciant, un air malicieux. Or, celui d’Ophélie était déjà marqué par les enjeux, avec des cernes bleutés sous ses yeux noirs, sans compter la pression mal dissimulée sous les vêtements stricts et la coiffure qui la vieillissaient.
Un vieux sentiment de révolte se rappela à lui : Charles n’avait que vingt-neuf ans, et il vivait dans le noir absolu depuis dix ans déjà. Très peu de choses retenaient son intérêt et le sortaient de sa morosité, surtout ces derniers mois.
Or, voilà que, par un curieux caprice, cette joueuse d’échecs l’intéressait. Pour un millier de raisons, qui allaient de la curiosité à la loyauté envers son ami, en passant par le désir de rappeler à Ophélie qu’elle avait appris à jouer sur son propre échiquier, et pas dans un livre, il déclara :
– OK, Charles. Inscris-moi. Préparons une attaque à laquelle elle ne s’attendra pas !
Difficile d’avoir une vie sentimentale quand on n’a même pas sa propre chambre.
Simon ouvre les yeux brutalement sans bien savoir ce qui l’a réveillé. Un coup d’œil au réveil : à peine 4 heures du matin, et le simple fait de tourner la tête déclenche déjà une de ses terribles migraines. Il soupire et s’assied sur le bord du lit. Inutile d’essayer de se rendormir maintenant. Par la large porte-fenêtre qui donne sur la terrasse, il observe un moment la dentelle lumineuse de la tour Eiffel, mais même ce spectacle ne le distrait pas longtemps.
L’appartement a trop de pièces, immenses, hautes et mal meublées : à vrai dire, il ne les occupe guère, à part cette chambre, et la grande terrasse sur le toit. S’il a choisi cet endroit, c’est uniquement pour le bassin du club de sport, juste en face. Il a grandi au bord de l’océan, et nager lui permet de ne penser à rien et de n’entendre personne quand ses oreilles s’emplissent d’eau.
Personne. Il n’a pas honte de se l’avouer : il n’aime personne. Ni son père dont il ne connaît pas même le nom, ni sa mère qui a disparu un jour comme pour aller acheter des cigarettes, ni ses lointains grands-parents, cousins ou collègues, tous ces gens qui lui semblent traverser sa vie tout en restant translucides. Il n’aime pas plus les choses d’ailleurs : il se passerait volontiers des quelques objets qui occupent son appartement. Quant aux femmes…
Son domaine est une enclave dans la forêt vosgienne, tout au bout de la route, après le dernier tournant, au fond du dernier bois, près du dernier étang. Personne n’y vient si ce n’est pour lui rendre visite. Pourquoi ne pas dire alors tout simplement : personne n’y vient jamais. Il y a encore quelques années, quand elle terminait ses études d’art, avant d’obtenir son diplôme de restaurateur du patrimoine, elle se reposait ici pendant les vacances, pour s’éloigner de la ville, et pour tenir compagnie à une vieille tante qui lui avait servi de seule famille pendant toute son enfance. Et puis la vieille dame est morte, en lui laissant la ferme, dix hectares de bois, l’étang, un bout de pré et de jardin autour , contre toute attente, elle ne l’a pas vendue au jeune couple allemand qui cherchait une résidence secondaire en grès rose, mais, petit à petit, valise par valise, elle s’y est doucement installée.
Emma s’efforçait de respirer calmement, en espérant faire ralentir les battements de son cœur. Il tambourinait si violemment dans sa poitrine qu’il lui semblait résonner dans toute la pièce. Elle regretta de ne pas avoir mis une musique douce, mais en même temps, elle appréciait pleinement l’intimité qui lui donnait ce silence.
Elle s’obligea ç faire le vide dans son esprit et à chasser toutes les pensées déplacées que suscitait la vision du corps presque nu de Nathan, allongé sur sa table de massage. […] Nathan poussa un grognement approbateur quand elle se déplaça pour recommencer les mêmes soins du côté gauche.
Puis il n’émit plus le moindre son, et elle finit par conclure qu’il s’était endormi. C’était plutôt flatteur, le signe qu’il se décontractait suffisamment entre ses mains pour lui confier son corps.