Christophe Bourseiller reçoit aujourd'hui, dans Musique matin, Henri Gourdin; pour nous parler de son nouveau roman La violoncelliste paru aux editions de Paris sur France Musique
Léopoldine n'est pas faite de ce bois-là. L'émancipation de la femme, le progrès social, la marche de l'histoire... rien de tout cela ne l'intéresse vraiment. Elle est aux premières loges des soubresauts qui agitent le monde et annoncent l'avènement d'une ère nouvelle, mais ces évolutions la laissent de glace. Son penchant, c'est la douceur du foyer. Le foyer de son père, dont elle est toujours très proche, et celui qu'elle fondera un jour avec Charles Vacquerie. Car le projet de mariage n'est pas mort. Adèle y est toujours favorable, et elle pousse ses pions avec son habileté coutumière. Victor y est encore opposé, mais il suffirait que Didine lui parle pour qu'il s'incline devant son choix ; il a toujours écouté ses avis et compris ses points de vue.
Le problème, c'est que Didine n'avait pas de point de vue sur la question de son mariage. Il lui semblait que cette histoire la dépassait ou alors ne la concernait pas. Si quelqu'un lui avait demandé son avis, à elle, la principale intéressée, elle aurait été embarrassée pour lui répondre. Elle remarquait l'agitation qui se faisait autour de sa personne, mais elle ne savait pas ce qu'elle devait en penser. Elle attendait seulement qu'une décision tombe, dans un sens ou dans un autre. De toute manière, rien ne pressait. Il fallait attendre que Charles ait une situation, que les revenus du ménage soient assurés, que Victor Hugo se fasse à l'idée de voir sa fille s'éloigner un peu de lui... Eh bien ! Elle attendrait.
Et le vingt et unième jour dudit mois de mai nous partîmes dudit havre avec un vent d'ouest, et fûmes portés au nord, un quart nord-est du cap de Bonne-Viste, jusqu'à l'île des Oiseaux, laquelle île était tout environnée et encerclée d'un banc de glaces, rompues et divisées par pièces. Nonobstant ledit banc nos deux barques furent à l'île, pour avoir des oiseaux, desquels il y a si grand nombre que c'est une chose incroyable pour qui ne le voit, car nonobstant que ladite île contienne environ une lieue de circonférence, elle en est si pleine qu'il semble qu'on les ait entassés. Il y en a cent fois plus autour de celle-ci et en l'air que dans l'île ; une partie de ces oiseaux sont grands comme des oies, noirs et blancs, et ont le bec comme un corbeau. Et ils sont toujours dans la mer, sans jamais pouvoir voler en l'air, parce qu'ils ont de petites ailes, comme la moitié de la main ; avec lesquelles ils volent aussi fort dans la mer que les autres oiseaux dans l'air. Et ces oiseaux sont si gras que c'est une chose surprenante. Nous nommons ces oiseaux " apponatz ", desquels nos deux barques furent chargées, en moins d'une demi-heure, comme de pierres, et dont chacun de nos navires sala quatre ou cinq pipes, sans compter ce que nous en pûmes manger de frais.
(Retranscription en français moderne du rapport de Jacques Cartier lors de son expédition de 1534 sur l'actuelle île Funk au large de Terre-Neuve.)
Chacune avait son spectre ; Adèle avait en outre celui de Léopoldine. Car la famille reportait sur la cadette, seule fille survivante de la tribu, le devoir de maternité dont la mort exemptait l'aînée. Au poids de ce double fardeau s'ajoutait, pour Adèle, la volonté formidable de son père ; une volonté caressante, habillée de beaux mots, enveloppée de tendresse... et non moins formidable. Car Hugo avait du mythe de la rédemption une vision particulière: pour lui, le destin de la femme était de racheter les fautes d'Ève, de gagner son Ciel et un peu celui de son époux dans les douleurs de l'enfantement et les embarras de la maternité. Entre le père, apôtre du mariage bourgeois, et l'enfant, éblouie de sa propre beauté, la tension montait. La farce du refus des prétendants menaçait de tourner au drame.
D'ailleurs, de tous les lieux où il vivra, c'est de Zakharovo qu'il gardera le souvenir le plus ému, sans doute parce que la vie simple et paisible, en lisière des bois, que la famille mène là chaque année pendant les trois mois d'été parle au cœur de l'enfant, peut-être aussi parce qu'il y retrouve les paysans, les bûcherons, les renards, et jusqu'aux fantômes qui peuplent les contes d'Arina.
La femme est dévouée d’instinct, affirmait Jean-Jacques Rousseau ; si elle ne l’est pas par nature, elle le sera par devoir, ajoutaient les disciples ; ou pour mériter le Ciel, complétaient les prêtres.
Hugo se chauffait de ce bois-là ; il trouvait naturel que sa femme se consacre corps et âme à ses enfants, les suive en vacances, s’isole avec eux à la campagne jusqu’à six mois de suite, tandis que lui-même effeuillait la marguerite, à Paris ou ailleurs, avec des vénus et parfois de simples Manon.
« Pair de France, père de famille, paire de couilles », dira Jean Genet pour résumer Victor Hugo ; de ces trois atouts, le second, dans les années 1840, était un peu de trop.
pour elle Léopoldine n'était pas morte, ce n'était pas possible. une voiture allait surgir, une main s'agiter, et elle serait là, souriante, empressée,affectueuse. comme toujours. Quand enfin, elle comprit que sa sœur n'était plus, elle entra dans une profonde prostration. Que ferait-elle désormais sans Didine?..........Pourquoi est-ce elle que Dieu rappelle, se demandait-elle, elle notre soleil à tous, au lieu de moi qui ne suis utile à rien ni à personne?
« Vois-tu, chère fille, on s’en va, parce qu’on a besoin de distraction et l’on revient, parce qu’on a besoin de bonheur".
En ce temps de libre expression du sentiment et de respect de l’individu, de lettres quotidiennes et de billets quatre fois par jour, aucune des centaines de missives que le poète reçoit à Guernesey ne se préoccupe d’Adèle Hugo ni même ne la mentionne. Qui en effet, qui de Georges Sand, de Balzac, d’Alphonse Karr…. Qui des éditeurs Hetzel ou Lacroix…. Qui des Bertin, des Girardin, des Meurice… qui de tous ceux qui l’ont connue et fréquentée se soucie de savoir où est Adèle, si seulement elle est toujours en vie ? Qui de Juliette Drouet, d’Alice Ozy, de Léonie Biard ? Qui de Clésinger et des Vacquerie ? Personne.
Les prêtres du romantisme campaient l’amour et le sentiment sous toutes leurs formes. Ils les chantaient sur leurs toiles, dans leurs livres, sur leurs partitions. Ils ne pensaient pas à les mettre en pratique pour la fille de leur ami Hugo. Cette réserve s’expliquait : Léopoldine s’était noyée dans l’estuaire de la Seine, Adèle avait sombré dans la folie, Hugo choisissait de souffrir en silence de ces deux disparitions, c’était son droit, c’était son privilège. Personne n’eût osé, n’eût pensé même à le lui contester. C’était aussi une condition de son inspiration, on commençait à le comprendre. Que pesait le bonheur d’une jeune femme, fût-elle la fille du génie, face à l’éternité des « Travailleurs et la mer », par exemple ?
… Le romantisme se targuait de bousculer la vieille morale, il prônait le culte de l’individu, mais les romantiques, devinant qu’une des leurs, humble et sans véritable génie certes, mais une des leurs tout de même, croupissait au loin, avaient un geste d’impuissance et passaient au sujet suivant.
Tel est le pouvoir de la musique. Vos oreilles captent quelques notes sorties de quatre cordes accrochées à une caisse de bois, et vous êtes bouleversé! Sens dessus-dessous! Et vous vous rappelez toute votre vie!
Ce n'était pas la première fois, loin s'en faut, que Casals était prié de se prononcer sur le talent d'un enfant que ses parents lui amenaient ainsi, dans un salon ou à la fin d'un concert. J'ai appris plus tard, bien plus tard, qu'il acceptait toujours : il mettait l'enfant en confiance, lui posait des questions sur son âge et ses goûts, l'écoutait dans un morceau de son choix. Après quoi il donnait son avis, et toujours à l'enfant.