Un souffle étrange passe sur l’Ukraine, une sorte de vent sauvage qui pourrait tout renverser. Il court des bruits de guerre et de conspirations. Charles de Suede se rapproche de nos frontières. Le tsar Pierre déplace ses troupes.
“Voyez, mes frères, les sauterelles s’abattent sur nos récoltes. Le feu tombé du ciel pour détruire nos maisons. Partout la ruine et la famine. Les maléfices de Moscou nous condamnent à mourir. La libre Ukraine pleure sous le joug, et nous, nous baissons la tête ! Que le tsar périsse ! Que périsse l’hetman qui le soutient !”
Je garde vos dernières lettres contre ma peau. A défaut de vos doigts, votre écriture prend possession de mon corps. Chaque trait de plume possède ses vertus propres, ses sortilèges. Ainsi, parfois, la nuit, dans la chaleur de l’alcôve, votre écriture s’anime. Les mots que vous avez tracés s’éveillent l’un après l’autre, commencent à se mouvoir tout contre moi. C’est une danse un peu folle et secrète, un mouvement giratoire fait de frôlements, de pressions furtives.
Il y eut Kiev, l’Empire d’or. Un seul État de la Baltique à la mer Noire. En l’an mille, la deuxième puissance du monde. L’Empire de Vladimir Beau-Soleil, l’Empire de Jaroslav le Sage. Il mariait ses filles aux rois les plus glorieux. Les princesses de Kiev régnaient en Hongrie, en Norvège, en France. La plus belle, Anne, l’épouse de Henri Ier Capet, s’étonnait dans ses lettres à son père de trouver Paris tout gris, et incultes les grands seigneurs. “La dernière de mes suivantes est plus instruite que les épouses des comtes qui siègent à la cour de France...”
Un acte suffit à mettre la mécanique en branle.On engendre des monstres sans le savoir,et on ne s'avise de leur existence que quand il est trop tard pour les domestiquer.
Être,ce n'est pas s'éveiller,sentir la vie en soi,entendre les folles pulsations du sang à son poignet.Être,c'est porter un nom,donner des dîners,rendre des visites,se montrer à la cour,aller au théâtre.Et tout perdre,ce n'est pas perdre la vie,mais se laisser dépouiller de ses privilèges,des étiquettes rassurantes dont on parsème son existence,de son emploi du temps.
Patience! Ce mot lui est facile à dire, à lui qui possède tout, la liberté,celle d'entrer,de sortir,de se mêler à la foule,d'entretenir des intrigues en ville et des maîtresses à la campagne.Mais pour elle, ce mot est comme le gel qui fige l'eau dans les puits et raidit les cadavres sur la route.
La mémoire, avec ses souterrains gris de poussière (les morts n'y sont pas immobiles, ni rigides,ni muets), ses cendres palpitantes où le feu sommeille,ses pièges où l'on peut mettre des années à mourir, est une sûre prison.
-Mais..on dit que cette femme est un monstre,balbutia Antoine.Je me demande...
-Si je le sais?On parle trop de monstre depuis quelque temps.On raconte qu'elle est fort douce...
-Le diable aussi sait être doux.
Tous les rôles sont dangereux pour une criminelle en fuite, sauf celui de la quiétude qu'elle joue si mal,et celui de la piété qu'elle joue trop bien (on finirait par s'y laisser prendre).