Cette nuit, cela fera un an.
Près de quatre cents nuits passées avec toi, sans toi.
Chère Grande Personne,
J’ai quatre ans et je pousse les portes du monde.
Je n’ai encore rien appris vraiment, mais j’en sais déjà beaucoup.
Quand je dis que je sais, je ne parle pas des déclinaisons latines ou du taux de la TVA sur les produits culturels.
Je sais, par toute la puissance de mon instinct, par toutes les ondes que font courir les émotions sur la peau, la mienne et celle des autres. Je crois de tout mon cœur au pouvoir absolu et divin de l’amour qu’on me porte. Mon instant présent est tout, délicieusement pur.
Mais je sais aussi que le compte à rebours a démarré. La touche « reset » de ma mémoire est enclenchée et mon petit doigt me dit que j’aurai bientôt oublié l’essentiel.
Ce matin, une plume d’ange est tombée en planant doucement sous mon nez. Je l’ai ramassée, je l’ai trempée dans la gouache pour te confier, à toi Adulte, les quelques miettes encore croustillantes de ma première mémoire avant qu’elle ne s’efface.
Je relève la tête et découvre médusé un monstre enchevêtré. Horreur, mes parents se sont emmêlés. Ils sont collés par la tête. Alors là je dis non. Il arrive, sans tambour, ni trompette, il m’accuse de faire la tronche et il me pique ma mère. L’homme est définitivement un sommet d’indélicatesse et de prétention. Je le jure sur la tête de ma Lapinette, je ne serai jamais comme ça. De quel droit il vient me piquer ma mère celui-là ? Je la lui garde au chaud pendant une semaine, je veille sur elle pour qu’elle ne s’en aille pas et voilà la récompense : il me la fauche et il la mange.
Je dévore le monde dans sa forme la plus primaire, pleine d’infinies possibilités. Je ne doute de rien parce que je crois de tout mon cœur au pouvoir absolu et divin de l’amour qu’on me porte. Parce que je n’ai ni nostalgie d’un passé ni appréhension d’un futur, parce mon instant présent est tout, délicieusement pur.
Je sais aussi qu’il me reste plus que quelques jours à vivre cet état de grâce
Je sais la joie quand éclot un tout petit mot de rien. Je sais le goût de toutes les choses, même de celles qui ne se mangent pas. Je sais le terrible désarroi de l’absence et l’unique réconfort de la présence. Je sais la peur de l’inconnu et la confiance aveugle. […] Peut-être apprendras-tu ainsi à lire à ton tour. Non dans un livre mais tout au fond du flou des yeux d’un très petit enfant.
Edmond : Rosamone, toi seule peut empêcher tout cela : mon courrier, mes moindres gestes, mes vêtements, tout est disséqué, livré à la condescendance, à la moquerie, à l'adulation niaise aussi, ce qui revient au même à l'échelle du sordide
Assieds-toi au soleil devant la fenêtre ouverte,
Prends un bol de sourire, une tartine grillée
Puis écoute la cocotte et ses caquelons caqueter...